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« Il était l’homme qui arrêta le désert : à la mémoire de Yacouba Sawadogo »

Le paysan Yacouba Sawadogo, honoré par les Nations unies comme « champion de la Terre », est mort le 3 décembre 2023.

Il avait créé une forêt sur des terres arides au Burkina Faso : le paysan Yacouba Sawadogo est mort le 3 décembre 2023. « Puissions-nous, à notre tour, devenir des faiseurs de nuages », écrit dans cette tribune le géographe Damien Deville.

Damien Deville est géographe franco-burkinabé, auteur de L’Homme qui arrêta le désert (éditions Tana) et Le Faiseur de nuages (éditions Gründ).



Cher Yacouba Sawadogo,

Notre rencontre fut ce que l’on appelle, dans la carrière d’un géographe, un moment fondateur : un espace qui, si précieux, teinte les yeux de petites tâches et filtre par la suite tout ce qui est donné à voir et à comprendre. Car la forêt burkinabé parle. C’est du moins ce que tu m’as formulé un jour. Elle ne parle pas comme si elle tenait une conversation, mais elle foisonne d’images qui formulent des messages et forgent un sens.

« Tu vois, me disais-tu, la vie est partout dans une forêt. Lorsque nous pensons aux étoiles, la forêt nous ramène aux rivières. Lorsque nous parlons des astres, du cosmos et de la Voie lactée, la forêt nous parle de lacs et de savanes. Lorsque la modernité nous enjoint à l’infini, la forêt nous parle de racines et de fixité. Lorsque nous pensons aux anges, la forêt nous parle d’esprits, lorsque nous parlons des cieux, la forêt nous parle de la terre. » D’une certaine manière, elle raconte le monde.

Dans un même geste, le philosophe camerounais Gaston-Paul Effa a écrit un jour que les nuages étaient chargés d’images accumulées sur le chemin. Arrivés sur les terres africaines, ils nourrissent ceux qui, comme toi, ont peu voyagé, mais savent lire dans le ciel ce qui se passe ailleurs sur la Terre. Ces images sont parfois justes et belles, elles colorent les âmes et ravivent les cœurs. Elles sont parfois sombres et traduisent la colère, rappelant que le continent est fatigué, lassé des différentes emprises qui ont bafoué les équilibres territoriaux. Il suffit parfois d’un trou de souris pour que l’incertitude s’en échappe, se propage, et que tout bascule dans le chaos.

« Quarante ans après, le hérisson et la biche sont revenus »

À Gourga, dans ton village du nord du Burkina Faso, c’est le désert qui a profité d’une porte ouverte dans les années 80. Les cheptels sont tombés, les ruisseaux se sont asséchés, les villageois sont partis. Pendant longtemps, le lieu est resté une terre silencieuse. À contresens, tu es resté et tu as planté des arbres. Tu as été pris pour un fou. Mais jamais tu ne perdis conviction et force dans le regard : celles de l’aigle qui offrent curiosité, assiduité et prestance !

Quarante ans après, le hérisson et la biche sont revenus, la fertilité des sols a permis aux paysans de croire de nouveau en l’avenir et le village s’est repeuplé d’enfants qui jouent dans les rues. Quarante ans après, tu étais devenu ce vieux sage que l’on reconnaît dans la rue et qui inspire les jeunes générations autant que les jeunes géographes.

Métisser les savoirs

Mais si la forêt parle autant, c’est également parce qu’elle dessine une forme de réconciliation entre les différents savoirs qui pétrissent les terres du Burkina Faso. En vieux sage, tu as planté des arbres d’une singulière manière. En t’inspirant d’abord d’une certaine lignée familiale, cette même lignée qui était appelée, en des temps anciens, aux quatre coins de l’Empire mossi pour ramener l’eau lorsque cette dernière se faisait trop attendre, par des mots et des pratiques dont elle connaît les intimes secrets. « Sawadogo » ne signifie-t-il pas en mooré « faiseur de nuages » ?

Tu t’es ensuite inspiré des savoirs agronomiques des mondes contemporains. Puiser dans les racines d’un lieu n’a jamais été contradictoire avec un vœu d’universalité, avec l’espoir qui germe toujours de la rencontre. Véritable paysan chercheur, tu as observé la courbe de l’eau, le cycle de la matière organique, la force des termites comme ouvrières du sol.

En 2018, Yacouba Sawadogo a reçu le Right Livelihood Award, considéré comme le prix Nobel de l’alternative. © Right Livelihood

Tu as réhabilité le zaï (une technique permettant de cultiver sans eau ou presque) tout en améliorant son potentiel productif : en plantant les arbres à la fin de la saison sèche plutôt qu’au début de la saison des pluies, tu as permis à la forêt d’avoir une croissance plus rapide, d’avoir une croissance plus pérenne. Agronome de la savane, ces savoirs ont été reconnus sur la scène internationale. En 2018, tu as reçu le Right Livelihood Award, considéré comme le prix Nobel de l’alternative. En 2020, tu as été honoré par les Nations unies comme « champion de la Terre ».

« Une forêt pour ouvrir une nouvelle fenêtre d’opportunités »

Enfin, tu n’as eu de cesse de te recueillir auprès de la parole des cheiks, ces figures influentes de l’islam qui guident en partie les sociabilités. C’est d’ailleurs l’un d’eux qui conseilla de planter des arbres. « Ils sont noués de patience, dit-il, ils serviront autant ta génération que les suivantes. » Car si une forêt reverdit un paysage, elle est en mesure également de reverdir les esprits : grâce à elle, maintenant des paysans vivent de nouveau de leur métier, s’habillent dignement et envoient leurs enfants à l’école. Une forêt pour tisser de nouveau les sociabilités. Une forêt pour ouvrir une nouvelle fenêtre d’opportunités.

Un succès, néanmoins, n’est pas sans risque. Il peut créer des envies, de la convoitise et de la rancœur. Un jour, alors que la jalousie des Hommes entraîna un feu volontaire dans sa forêt, il me dit : « La seule manière d’apaiser la colère des humains, c’est de continuer à faire ce qui semble juste : le geste d’une main qui parcourt la terre. » Le regard de l’aigle !

La puissance des archives

À l’heure où tu as fermé définitivement les yeux, tu es devenu une mémoire pour tout un pays, mais aussi une archive pour l’humanité entière. Une archive qui, en s’offrant aux autres archives du monde, peut nous guider face aux enjeux contemporains.

Dans les traditions animistes qui strient également les mondes burkinabés, il est d’usage de penser que les âmes entre humains et non humains dialoguent, des deux côtés des frontières du visible. Je te vois maintenant, dans la tradition burkinabé, auprès de grands chevaux. Ceux-là mêmes qui ornent les sites sacrés. On les aperçoit souvent au loin, courir dans un large paysage de savane, poursuivis par des enfants rieurs et de jeunes gens enthousiastes.

Tu étais exactement comme cela : tu savais attirer dans ton sillage. Tes mémoires ont photographié presque un siècle d’histoire. Tu as connu l’emprise et la liberté, la faim et les deuils, les ruines et les obstacles. Mais tu as également construit des jardins, rebâti cours et foyers. Enraciné, cela n’enlevait rien à ta curiosité. Depuis la Gourga, tu savais lire le monde, depuis Gourga, tu connectais les mondes. Finalement, l’enracinement n’est-il pas le besoin le méconnu de l’âme ?

Puissions-nous nous inspirer de ton histoire ! Puissions-nous, à notre tour, devenir des faiseurs de nuages, les gardiens des territoires ! Et ta pensée, vieil homme, continuera de grandir en nous.

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