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Reportage

Pollution aux microbilles de plastique en Galice : «Cette crise a été un électrochoc»

Depuis la disparition d’un conteneur dans l’océan Atlantique, les plages du Nord-Ouest espagnol sont envahies par des millions de microbilles. Un désastre qui inquiète écologistes comme pêcheurs, qui tentent d’organiser le nettoyage du littoral et déplorent l’inaction politique.
par François Musseau, envoyé spécial dans la région de Vigo (Galice)
publié le 13 février 2024 à 20h18

Il faut s’armer de courage pour se livrer à un tel travail de fourmi, des heures durant. Ce samedi matin, au beau milieu de la vaste plage naturelle de Carnota, ils sont une grosse quinzaine de volontaires à quatre pattes, le nez dans le sable à la recherche de microbilles de plastique. Elles mesurent entre 4 et 5 millimètres de long, pareilles à des grains de riz translucides qui se confondent avec le sable jaune clair et les algues. «Un boulot d’orfèvre, et d’une patience de dingue !» rigole Marcos, un brun aux cheveux longs, étudiant en sciences politiques à l’université de Saint-Jacques-de-Compostelle. Protégés de la toxicité du produit par des gants bleus, lui et les autres volontaires recourent à un peigne, une passoire, une balayette… Et aussi un bac d’eau : la meilleure manière de distinguer ces minuscules granulés de plastique du reste, c’est de les voir flotter.

Au sortir de la matinée, ces bonnes volontés en ressortent frustrées : à peine un demi-kilo de microbilles dans la besace. «C’est très frustrant, commente sur place l’océanographe Ana Freire Díaz. Mais c’est important de les ramasser, car leur dégradation peut intoxiquer les poissons et aussi entrer dans la chaîne alimentaire et abîmer nos pancréas ou nos thyroïdes.» Non loin de là, le porte-parole de l’association Ecologistas en Acción, Cristóbal López, qui organise ces «râtelages», regarde au loin de la baie, par-delà Finisterre, le point le plus occidental de la Galice : «L’ennui, c’est qu’ils naviguent à environ 10 centimètres sous l’eau, par millions, indétectables. Un vrai casse-tête.»

Ce tourment à la taille lilliputienne est appelé pellet, «granulé» en français. Les 2,7 millions de Galiciens en ignoraient tout jusqu’au 8 décembre. Ce jour-là, le Toconao, un porte-conteneurs hérissé d’un drapeau libérien, est victime d’une tempête : à 80 kilomètres au large de la ville portugaise de Viana do Castelo, il perd un de ses conteneurs dans lequel sont stockés 1 000 sacs de microbilles de plastique – à raison de 25 kilos par sac. Une semaine plus tard, c’est la panique sur le littoral galicien, d’innombrables sacs se sont brisés et des millions de granulés s’échouent sur les rivages. Peu à peu, entre Vigo et La Corogne, plusieurs plages se voient souillées de ces billes de plastique.

«La droite nie, occulte, manipule l’opinion»

Un mouvement civique s’organise aussitôt. Quatre pêcheuses improvisent un collectif, Noia Limpa, et commencent à recueillir les microbilles à la pelle. A Corrubedo, un tenancier de bar ramasse à lui seul 60 sacs. L’administration régionale, elle, brille par son absence. Bastion conservateur depuis Franco, la «Xunta» nie la gravité des faits, voire les occulte. La Galice est subitement replongée plus de vingt ans en arrière dans le traumatisme du Prestige. Le 13 novembre 2002, ce pétrolier déverse 77 000 tonnes de fioul, noircissant le littoral rocheux, tuant la faune marine et laissant à quai des milliers de pêcheurs, une activité vitale pour la région. «Bien sûr que les microbilles plastiques, ce n’est pas le Prestige ! témoigne Rogelio Santos Queiruga, 46 ans, pêcheur à Porto do Son. Mais la gestion de la crise est la même : la droite nie, occulte, manipule l’opinion. C’est pour ça qu’on est tous sur le pied de guerre, à l’affût, pour savoir précisément le mal que tout cela va nous causer.»

Depuis début janvier surtout, lorsque le déversement est devenu incontestable pour tous, la Galice est sens dessus dessous. Quelle importance accorder à ces granulés de plastique qui atterrissent sur le littoral atlantique et les centaines de kilomètres des rías galiciennes, ces estuaires très profonds, déchiquetés et très riches en bivalves ? Quel est leur pouvoir de nuisance ? Et, surtout, de façon plus urgente, comment les récupérer ? Après avoir nié puis minimisé le phénomène, la Xunta s’est ensuite affolée et a exigé auprès de l’administration centrale, dirigée par les socialistes et qui a la compétence sur l’aire marine, de récupérer préventivement les sacs et la marchandise en mer. Leur requête : le recours à un avion, deux hélicoptères, onze bateaux et… un sous-marin ! Réponse à Madrid du ministère des Transports : inutile et ridicule, les 13 vols par avion et les 57 observations satellites gérés par la Sûreté maritime n’ont rien donné. En mer, les granulés sont indétectables.

Pendant ce temps, les esprits s’échauffent face au flou des informations. Le 21 janvier, une marche monstre rassemblait à Saint-Jacques-de-Compostelle, la capitale régionale, 150 collectifs de pêcheurs, d’écologistes, de scientifiques, ainsi que des syndicats, pour la «défense de l’avenir de la mer». Cristóbal López, d’Ecologistas en Acción, était présent : «Ici, une grande partie de la population vit de la pêche, indirectement ou non. Si la mer et les côtes sont contaminées, c’est leur survie, et celui d’un secteur tout entier, qui est en péril.»

«J’ai été bluffé par le nombre de volontaires pour nettoyer nos plages»

L’impact est tel que les sondages d’opinion indiquent que les conservateurs, partis grands favoris pour les législatives régionales du dimanche 18 février, ne sont plus certains de conserver leur majorité absolue face aux socialistes et au Bloc nationaliste galicien (BNG). Luis Pérez Barral, 34 ans (il en paraît dix de moins), est un des espoirs de cette formation. Il est aussi maire de Ribeira, 27 000 habitants, 32 % du PIB municipal issu de la pêche : «J’ai été frappé de voir comment, via les réseaux sociaux, surtout Instagram et TikTok, nous, les jeunes, avons réagi de manière immédiate, concrète, responsable. J’ai été bluffé par le nombre de volontaires pour nettoyer nos plages. On ne connaît pas encore l’impact réel de ces déversements de microplastiques sur la pêche. Mais cette crise a été un électrochoc. Les jeunes générations en première ligne, on a senti que ce n’est pas notre “environnement” qui est touché, mais notre cadre de vie, nos conditions mêmes de vie.»

La prise de conscience est nationale : les microbilles du porte-conteneurs Toconao ne sont qu’une petite partie de ce qui se déverse sur les côtes espagnoles, ou européennes. A Tarragone, en Catalogne, où les plages sont aussi contaminées, le parquet a ouvert une enquête pour «responsabilité» contre treize sociétés pétrochimiques installées dans la région. Les Asturies, la Cantabrie, le Pays basque ont non seulement activé le niveau d’alerte 2, face au risque d’extension des granulés venant de Galice, mais aussi lancé une campagne contre la pollution de leurs plages par des déchets plastiques. «Ce que cette crise a montré, c’est l’urgence d’un traité global pour faire face aux dangers de la prolifération de ce matériau dont seulement 11 % est recyclé», souligne Cristina Monge, experte en transition écologique.

En Galice, la sonnette d’alarme des granulés ravive les lourdes menaces qui pèsent sur la pêche. «C’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase», s’attriste la biologiste de la Confrérie de pêche de Noia Liliana Solis. La jolie bourgade et ses édifices de granit s’étalent sur la ría d’Arousa, l’une des plus productives du monde en palourdes, coques et moules – environ 2 millions de kilos par an. Depuis début 2023, hormis huit jours en octobre, les 1 200 pêcheurs de «bajura» (retour au port dans la journée) et les 550 bateaux sont à quai. «Un an au chômage, dans l’espoir de toucher des aides, se désole-t-elle. Les déchets marins prolifèrent, la production de mollusques se réduit sur tout le littoral : nous avons un sérieux problème de perte de leur habitat naturel.»

«C’est la scorie de trop dans notre mer»

En péril, principalement, les quatre grandes rías de Galice, celle de Vigo, Pontevedra, Muros et Noia, et Arousa – soit 80 % de la production de mollusques de la région, environ la moitié du pays. Les causes de la dégradation de ces riches écosystèmes sont multiples : déversements de déchets plastiques, chimiques, issus de la pêche elle-même, des décharges, du tourisme croissant, ou encore absence de stations d’épuration dans les communes côtières. «On observe que les bivalves naissants ne tiennent pas longtemps, et s’ils parviennent à grandir, ils sont moins gros qu’avant, poursuit Liliana Solis. Entre 2020 et 2024, grâce à des fonds européens, on a sorti 80 tonnes de déchets sur 20 kilomètres de côtes de la ría !»

Au gré des rencontres avec les experts, les pêcheurs, les ramasseuses de fruits de mer, les écologistes, on sent qu’un modèle touche à sa fin. A Porto do Son, Rogelio Santos Queiruga en sait quelque chose. Fils et petit-fils de pêcheur, musclé et énergique, il a créé Plademar, une association pour la défense de la ría de Muros et Noia : «Le 15 décembre, quand j’ai découvert la plage où je vis depuis tout gamin couverte de ces billes de plastique, j’ai senti un sale frisson me parcourir la colonne vertébrale. C’est la scorie de trop dans notre mer. Déjà, il y a les déversements par les rivières de pesticides, de fertilisants ; les rejets miniers et ses métaux lourds comme le zinc ou le cadmium. La liste est longue…». Dans la région, le succès de ses vidéos lui a valu le surnom d’«influenceur de la mer». Dans l’une d’elles, on le voit pratiquer la pêche responsable en rejetant en mer un homard pas encore adulte et qui coûterait la bagatelle de 150 euros dans le commerce. «Je vais aussi être franc. On est trop à pêcher, il y a une surexploitation qui épuise les ressources marines.»

A Rianxo, dans la ría d’Arousa voisine, Celia Herbón, une force de la nature, se désespère. Elle est membre de «Mulleres Salgadas», un collectif qui lutte contre la précarité des femmes qui pêchent dans un contexte de machisme historique. Depuis l’âge de 6 ans, cette trentenaire a tout pratiqué, la «pêche à pied» (traditionnelle), celle de bajura, en haute mer… «Je vois bien qu’on n’arrive de moins en moins à en vivre, les espèces se raréfient. J’ai 30 ans et je ne sais pas combien de temps encore je vais pouvoir continuer. Et alors, ce sera la mort de tout un monde, un littoral tout entier…»

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