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Témoignage

En Haïti, "Port-au-Prince est comme une ville en guerre"

Grand reporter engagé et humaniste, Daniel Grandclément s'est rendu au mois janvier pour la sixième fois en Haïti. Entre le risque permanent du kidnapping et la violence omniprésente des bandes armées, l'écrivain voyageur raconte des conditions de tournage dantesques et évoque la descente aux enfers de la Perle des Antilles. Entretien.  

Une manifestation réclamant le départ du Premier ministre haïtien Ariel Henry à Port-au-Prince, le 7 février 2024.
Une manifestation réclamant le départ du Premier ministre haïtien Ariel Henry à Port-au-Prince, le 7 février 2024. © Richard Pierrin, AFP
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Depuis le tremblement de terre de 2010 à Haïti, le grand reporter Daniel Grandclément a fait de l'île l'un de ses sujets de prédilection. En 2016, "les Enfants du port" racontait le quotidien misérable d'Idsom, un jeune unijambiste livré à lui-même ou encore celui de Richie, un infirme dont le fauteuil roulant avait été volé. C'est encore avec cette attention toute particulière pour le sort des enfants que l'ancien journaliste de TF1 est reparti au mois de janvier. Son objectif : aider un enfant handicapé à obtenir un opération de son pied-bot.

Sur place, Daniel Grandclément doit composer avec des conditions de tournage particulièrement difficiles alors que le pays s'enfonce dans un chaos toujours plus profond depuis l'assassinat en juillet 2021 du président Jovenel Moïse et pour lequel sa veuve vient d'être inculpée. Presque partout, les gangs font la loi et la violence se déchaîne. Selon l'ONU, le mois de janvier 2024 a été "le plus violent depuis plus de deux ans". Au moins 806 personnes ont été tuées, blessées ou kidnappées pendant cette période et quelque 300 membres de gangs ont également été tués ou blessés, soit un total de 1 108 personnes.

À cette violence endémique s'est ajouté ces dernières semaines des affrontements meurtriers entre la police et des manifestants qui réclament le départ du chef du gouvernement, Ariel Henry. Selon un accord conclu en décembre 2022, l'actuel Premier ministre devait organiser des élections de sorte à laisser le pouvoir le 7 février 2024. Dans ce petit pays pauvre des Caraïbes, aucun scrutin n'a eu lieu depuis 2016. 

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Dans ces conditions, travailler en tant que journaliste occidental relève de la gageure. Daniel Grandclément est pourtant un habitué des documentaires de l'extrême :  le grand reporter est notamment connu pour avoir embarqué au péril de sa vie avec des migrants somaliens qui tentaient de gagner les côtes du Yémen. Un film intitulé "les martyrs du Golfe d'Aden" qui lui a valu en 2008 le Grand Prix du Festival International du Grand Reportage d'Actualité et du documentaire de société (FIGRA). 

Dans cet entretien accordé à France 24, Daniel Grandclément évoque ce nouveau périple hors du commun en Haïti et partage ses réflexions sur le destin d'une île qui sombre un peu plus chaque jour dans la violence et le désespoir.

France 24 : Après "les enfants du Port", une série documentaire sur les enfants des rues à Haïti, qu'est-ce qui vous a amené à revenir sur l'île ?

Le but essentiel était d'aider un enfant que j'avais rencontré lors d'un précédent voyage à sortir de l'esclavage. C'est ce qu'on appelle à Haïti les "reste-avec", des enfants pauvres qui sont abandonnés par leurs parents et confiés à des gens un peu plus riches censés les élever. En réalité, ils vivent dans des conditions de semi-esclavagisme. Ce garçon avait un pied bot qui était très handicapant. Donc je suis revenu dans l'espoir de lui faire voir un médecin qui affirmait pouvoir lui remettre la jambe droite et lui permettre de vivre une vie normale. J'ai également tourné des images et lors de ce reportage j'ai pu un peu enquêté sur la vague d'adhésion des enfants dans les gangs. Globalement en Haïti, les enfants sont maltraités et les "reste-avec" préfèrent souvent rejoindre les rangs des bandes armées plutôt que de rester avec un maître qui les malmènent. Sur les réseaux sociaux, on voit beaucoup de gamins armés de mitrailleuses qui crient leur haine de leurs ennemis mais j'ai aussi rencontré des gens qui essayent de remettre ces jeunes dans le droit chemin.

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Comment prépare-t-on un reportage dans une ville contrôlée à 80% par des groupes criminels ?

Ce reportage était très différent de ceux que j'ai fait les autres années parce qu'actuellement on ne peut plus marcher dans Port-au-Prince. Avant c'était dangereux, mais là on a véritablement passé un cap. Désormais, il y a trop de kidnappings, des dizaines par jour. En tant que Blanc, c'est absolument impossible de sortir car c'est la certitude pour les gens qui vous enlèvent de toucher une rançon intéressante. D'ailleurs, il n'y a plus aucun occidental dans les hôtels. On a l'impression que la ville été totalement désertée. Port-au-Prince est comme une ville en guerre. Donc, on est coincé à l'hôtel. Quand je sors, c'est entouré par mon fixeur et souvent par une ou deux autres personnes et encore, je dois me cacher. C'est un tournage qui a été très compliqué. Mon fixeur a été agressé et on m'a volé une caméra. 

Des personnes fuient la violence des gangs dans le quartier de Pétion-ville à Port-au-Prince, le 30 janvier 2024.
Des personnes fuient la violence des gangs dans le quartier de Pétion-ville à Port-au-Prince, le 30 janvier 2024. © Richard Pierrin, AFP

Vous êtes un journaliste très aguerri, habitué des reportages difficiles et périlleux mais avez-vous eu peur ?  

Oui, une fois. Pour rejoindre l'hôpital adventiste où devait se faire opérer l'enfant, il fallait aller à Carrefour, dans la banlieue de Port-au-Prince et traverser deux barrages de gangs différents. Pour les éviter, il a fallu que je passe par la montagne, c'est-à-dire faire trois heures de route à l'arrière d'une petite moto. Mais dans un virage, je vois qu'il y a un groupe de personnes qui a tendu une chaîne sur la route. C'était un petit gang. Il suffit que dans un village cinq ou six jeunes gens trouvent deux pistolets et une carabine et ils peuvent arrêter les voyageurs pour réclamer quelque chose, exactement comme les bandits au Moyen âge. On nous a arrêtés et menacés d'être kidnappés mais finalement mon chauffeur leur a donné un peu d'argent et j'ai pu passer. Là, j'ai eu peur. Sinon, en règle générale, je n'ai pas peur ou alors je ne ferais pas ce métier.

Le projet d'une force de maintien de l'ordre déployée par le Kenya semble compromis depuis son rejet fin janvier par la Haute Cour de justice de Nairobi. Qu'est-ce qui pourrait améliorer un peu la situation à Haïti ?

Il n'y a plus d'État à Haïti. De toute évidence, les Américains ne veulent pas y aller et cela n'a pas l'air de marcher du côté du Kenya. De toute façon, les Haïtiens ne souhaitent pas l'arrivée d'une force d'intervention extérieure. La situation économique est de plus en plus mauvaise et la vie quotidienne est rythmée par la lutte entre les gangs. C'est ça qui fait l'actualité avec les kidnappings. Tous les gens qui ont une petite importance sociale restent cloîtrés chez eux et tous ceux qui peuvent partir le font. En réalité, je ne vois pas de lueur d'espoir dans la situation politique à Haïti. Je pense qu'on parle trop peu de l'influence du vaudou sur l'île, y compris dans sa vie politique mais aussi dans le fonctionnement des gangs. La plupart du temps, les bandes armées tuent les gens d'une manière qui ressemble à un cérémonial. Là-bas, les gens y croient dur comme fer. Je crois que c'est très spécifique à Haïti et que cela explique peut-être en partie toutes ses difficultés. 

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