En août dernier, un jeune homme disant s’appeler Mohamed al-Alawi est apparu sur YouTube. Se décrivant comme un journaliste d’enquête égyptien, il disait détenir un gros scoop : la belle-mère du président ukrainien avait acheté une villa près de celle d’Angelina Jolie à El Gouna, une station balnéaire sur la mer Rouge.

Mais l’histoire était fausse. L’Ukraine l’a démentie. Le propriétaire de la villa aussi. Autre écart avec la réalité : Mohamed al-Alawi n’était pas journaliste.

Pourtant, son histoire a caracolé sur les médias sociaux et des organes de presse de l’Égypte au Nigeria, puis en Russie, là où elle était née, disent des chercheurs.

SAISIE D’ÉCRAN D’UN FAUX SITE DE NOUVELLES

La vidéo mise en ligne le 20 août montre une photo de la villa et, prétendument, celle du contrat d’achat, donnant un vernis d’authenticité suffisant pour des gens crédules. Il n’y a aucune trace antérieure sur le web du prétendu journaliste Mohamed al-Alawi et la propriété n’a pas été vendue.

L’histoire s’est estompée, mais pas longtemps. En décembre, deux nouvelles vidéos YouTube sont apparues : Alawi avait été battu à mort à Hurghada, à une trentaine de kilomètres au sud d’El Gouna. Selon les vidéos, les services secrets ukrainiens étaient soupçonnés du meurtre.

Une fausse histoire relancée

Cette histoire n’était pas plus vraie que la première, mais elle a redonné vie au vieux bobard. Elle a refait le tour du web, touchant des millions d’internautes du monde entier, prenant une telle ampleur qu’elle a même été évoquée par des élus du Congrès américain durant le débat sur la poursuite de l’aide militaire à l’Ukraine.

Depuis l’invasion de l’Ukraine, en 2022, la Russie a déversé un torrent de désinformation afin de discréditer le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, et de saper le soutien de l’Occident.

Dans ce cas-ci, on a vu une nouvelle tactique : un feuilleton détaillé, construit en ligne autour d’un personnage fictif et agrémenté de détails plausibles dignes d’une série Netflix.

« Ils n’avaient jamais ramené un personnage auparavant », souligne le professeur Darren Linvill, directeur du Media Forensics Hub à l’Université Clemson, en Caroline du Sud, expert en désinformation russe.

Cette campagne montre l’agilité de la propagande russe, capable de changer de tactique durant cette guerre qui s’éternise, à l’image des forces russes sur le terrain, qui se sont adaptées après avoir subi d’énormes pertes sur le champ de bataille.

Des groupes liés au Kremlin continuent de lancer de nouveaux récits quand les anciens ne lèvent pas ou ne font plus effet, avec des vidéos ou de l’audio falsifiés. Ils trouvent ou créent de nouveaux canaux de désinformation, dont certains imitent des sites d’information américains.

En février, une vidéo TikTok a montré un « médecin ukrainien » censé travailler pour Pfizer et accusant la compagnie pharmaceutique de mener des tests illégaux sur des enfants. Sur X, un homme prétendant être un cadre de Paramount Pictures a raconté une histoire à propos d’un biopic hollywoodien sur la vie de M. Zelensky.

YouTube a retiré la première vidéo de « Mohamed al-Alawi », après l’avoir liée à deux autres comptes qui avaient déjà enfreint ses règles. Mais l’allégation continue de circuler, en particulier sur X et Telegram, qui ne font pas grand-chose pour bloquer les comptes générant du contenu trafiqué ou automatisé, disent des experts. Certains commentaires concernant la vidéo semblent faits à partir de textes ou de sons créés par des outils d’intelligence artificielle ; beaucoup sont amplifiés par des réseaux de robots internet pour donner l’impression que l’histoire est virale.

PHOTO DEVIN OKTAR YALKIN, THE NEW YORK TIMES

Alors que la guerre en Ukraine s’éternise, le Kremlin crée des histoires de plus en plus détaillées, faisant miroiter de prétendus dossiers secrets ou de pseudorévélations chocs de journalistes qui n’existent pas. Elles touchent un large public, même quand leur fausseté est démontrée.

Les réseaux qui propagent ces récits sont liés à la Russie : ce sont souvent des « sites d’information » et des comptes de médias sociaux que des experts privés et gouvernementaux ont vus dans d’anciennes campagnes du Kremlin.

« Ils cherchent une tranche de citoyens crédules (il y en a beaucoup, semble-t-il) qui amplifie suffisamment leurs bobards pour saper notre discours et, par extension, nos politiques », explique Rita Katz, directrice du SITE Intelligence Group, une société américaine qui suit les activités extrémistes en ligne et a enquêté sur le faux reportage sur la villa.

Comment inventer un journaliste

La vidéo est apparue le 20 août sur un compte YouTube récent – sans activité antérieure – ayant une poignée d’abonnés, selon l’Institute of Strategic Dialogue, un organisme international à but non lucratif situé à Londres, qui a retracé la propagation de la vidéo.

On voyait l’homme dans une pièce sombre lisant sur l’écran de son ordinateur, qui se reflétait dans ses lunettes. Il semble s’agir d’une vraie personne, mais on n’a pu vérifier son identité. Le nom de Mohamed al-Alawi n’est lié à aucun article ou vidéo antérieurs, comme on pourrait s’y attendre de la part d’un journaliste. Selon ActiveFence, une société de sécurité internet, ce personnage n’a pas d’antécédents scolaires ou professionnels ni de réseau d’amis ou de relations sociales en ligne.

Mais la vidéo montre une photo de la villa et, prétendument, celle du contrat d’achat, donnant un vernis d’authenticité suffisant pour des gens crédules. En réalité, la villa fait partie d’un complexe hôtelier appartenant à Orascom Development : son site web vante « le soleil qui brille toute l’année, les lagons étincelants, les plages et les eaux azurées » d’El Gouna.

Deux jours plus tard, un article reprenant l’histoire a été publié sous forme de publicité payée, ou contenu de marque, sur Punch, un média en ligne nigérian, ainsi que sur trois autres sites nigérians qui diffusent des informations et du contenu de divertissement.

L’article était signé Arthur Nkono. D’après des recherches internet, ce dernier ne semble pas avoir écrit d’autres articles. L’article citait un politologue, Abdrulrahman Alabassy, qui semble lui aussi ne pas exister, sauf dans des récits liant la villa au détournement de l’aide financière occidentale à l’Ukraine. (Punch, qui a ensuite supprimé l’article, n’a pas répondu aux demandes d’entrevue.)

Un jour plus tard, l’histoire a été lancée sur X par Sonja van den Ende, une militante néerlandaise dont les articles ont déjà été publiés dans des organes de propagande liés au gouvernement russe, selon l’Institute for Strategic Dialogue. (Elle a aussi agi comme observatrice dans un territoire occupé de l’Ukraine lors des élections parlementaires russes en septembre.)

Huit jours après la diffusion de la vidéo, les chaînes de télévision d’État russes Channel One, Rossiya 24 et RT (en arabe et en allemand) l’ont présentée comme une révélation choc mise au jour par un journaliste d’enquête égyptien réputé.

PHOTO DEVIN OKTAR YALKIN, THE NEW YORK TIMES

La propagande russe diffuse sur l’internet des histoires fausses sorties du calepin imaginaire de journalistes inventés pour l’occasion.

Puis l’histoire a semblé s’éteindre. Naguib Sawiris, l’héritier de la famille égyptienne propriétaire de la villa, a sèchement démenti sa vente dans une réplique sur X.

Et le personnage appelé Mohamed al-Alawi est disparu… jusqu’à la fin de décembre.

Deux nouvelles vidéos rapportant sa mort sont alors apparues sur une chaîne YouTube appelée « Egypt News », créée la veille. Une des vidéos montrait un homme censé être le frère d’Alawi, Ahmed, répondant aux questions d’un autre homme. La police, racontait-il, lui avait dit croire que son frère avait été battu à mort par « les forces spéciales ukrainiennes agissant pour le président Zelensky ou un autre haut responsable ».

Il parlait en couvrant son visage de la main pour ne pas être reconnu. L’autre vidéo montrait ce qui était censé être la scène du crime, mais les images étaient floues. « Je ne peux rien vous dire d’autre, j’ai peur pour ma famille », disait-il dans la vidéo, que YouTube a ensuite retirée.

La vidéo tentait aussi d’expliquer certaines lacunes flagrantes de l’histoire initiale, notamment l’absence de toute trace en ligne du travail antérieur de Mohamed al-Alawi. « C’était sa première grande affectation », disait le prétendu frère.

Ce nouvel épisode a connu un parcours semblable au premier. Un jour plus tard, un article reprenant l’histoire du décès est apparu sur un obscur site web créé en 2023 appelé El Mostaqbal, un nom similaire à celui d’un vrai média libanais, mais sans rapport avec lui. « Un journaliste ayant révélé l’achat par la belle-mère de Zelensky d’une villa de luxe meurt dans des circonstances mystérieuses », titrait la publication. Des articles subséquents ont levé toute incertitude et ont parlé de « meurtre ».

Le ministère de l’Intérieur égyptien a indiqué par communiqué n’avoir aucune information et encore moins de preuves d’un incident impliquant quiconque ressemblant à l’homme de la vidéo, ajoutant que la villa n’avait pas été vendue.

Pourtant, selon l’Institute for Strategic Dialogue, les articles sur le « meurtre » ont été vus 1 million de fois sur X le 25 décembre.

Trois autres fables détaillées

L’Institute for Strategic Dialogue a aussi examiné trois autres récits détaillés sur l’Ukraine.

Dans l’un d’eux, un prétendu journaliste français affirmait que le fils de George Soros – cible fréquente des Russes et de l’extrême droite – avait secrètement acquis un terrain en Ukraine pour y enterrer des déchets toxiques. Dans un autre, un médecin africain anonyme déclarait qu’une organisation caritative médicale américaine, le Global Surgical and Medical Support Group, prélevait les organes de soldats ukrainiens blessés pour des transplantations profitant à des officiers de l’OTAN.

Ensuite, en novembre, il y a eu le cas d’un dénommé Shahzad Nasir, identifié sur X comme un journaliste du média anglophone Emirates 24/7, de Dubaï, aux Émirats arabes unis, bien qu’on ne trouve aucun de ses articles sur ce site. Selon lui, des acolytes de Zelensky avaient acheté deux yachts – le Lucky Me et le My Legacy – pour 75 millions américains. Comme pour Mohamed al-Alawi, ses preuves étaient des photographies de bateaux et de prétendus contrats d’achat.

La BBC a rapporté en décembre que les bateaux à vendre n’avaient pas été achetés. Malgré de nombreux efforts pour dissiper cette rumeur, l’allégation a largement circulé.

Le mois dernier, le personnage de Shahzad Nasir est réapparu dans une vidéo avec un nouveau développement : les transactions avaient été annulées après qu’il eut révélé l’accord secret.

Les répercussions de ces campagnes sont difficiles à mesurer avec précision. Il semble toutefois qu’elles trouvent un écho même quand leur fausseté est démontrée.

En décembre, le sénateur républicain de l’Ohio JD Vance – très critique de l’aide à l’Ukraine – a semblé prêter foi à l’histoire des yachts de luxe lors de son passage à War Room, le balado de Steve Bannon, l’ancien conseiller de Donald Trump.

PHOTO MADDIE MCGARVEY, THE NEW YORK TIMES

Le sénateur républicain de l’Ohio JD Vance lors d’une assemblée partisane avec Donald Trump à Dayton, en Ohio, le 16 mars dernier

« Il y a des gens qui réduiraient la sécurité sociale, qui jetteraient nos grands-parents dans la pauvreté, pourquoi ? Pour qu’un des ministres de Zelensky puisse acheter un plus gros yacht ? »

Cela lui a valu une réprimande publique de la part d’un collègue républicain, le sénateur Thom Tillis, de la Caroline du Nord, qui s’est moqué de ceux qui colportent des histoires infondées utilisées comme épouvantail pour critiquer l’aide à l’Ukraine.

« Ils ont entendu quelqu’un dire que si on ratifie cette loi, on s’en va tous à Kyiv avec des seaux pleins d’argent pour que des oligarques achètent des yachts », a-t-il dit, précisant plus tard qu’il parlait de M. Vance. « Je me demande ce qu’en pensent les veuves des 25 000 soldats ukrainiens qui sont morts. Franchement, les gars ? »

Cet article a été publié dans le New York Times.

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