Média indépendant à but non lucratif, en accès libre, sans pub, financé par les dons de ses lecteurs

ReportageLuttes

À Montmartre, les amateurs de pétanque campent pour sauver leur terrain

Les boulistes ont créé une zad pour défendre leurs terrains des appétits d'un hôtelier.

Près du Sacré-Cœur, un terrain de pétanque vieux de 53 ans pourrait disparaître. Un hôtelier de luxe va le remplacer par un espace vert, accolé à son restaurant, avec l’aval de la mairie. Les boulistes mécontents ont créé une zad.

Paris, reportage

Du haut d’un érable, un merle lance à la cantonade ses notes flûtées. « Holà Gariguette, montre-moi comment on joue à la pétanque ! » Debout dans le rayon de soleil qui éclabousse les lilas en fleur, Cyril, 40 ans, attend son tour une boule à la main. Casquette verte sur ses boucles brunes, le restaurateur a la mine réjouie mais les traits tirés. La nuit du dimanche 21 au lundi 22 avril a été courte dans le local du Club Lepic Abesses Pétanque (Clap), avenue Junot à Paris. Depuis samedi, des boulistes de Montmartre se relaient pour dormir sur place, dans la guinguette ou dans une des dix petites tentes installées sur des palettes. « Sylvie a amené du cochon et de la purée, on a parlé des règles de sécurité, de quoi faire en cas d’intrusion. On a un peu discuté. J’ai dû m’endormir vers 4 heures, à l’intérieur parce que je suis trop frileux », rigole Cyril.

« On est un des derniers lieux de vie de Montmartre, coincés entre deux cars à touristes », assure Ariane, 62 ans. © Jeanne Bourdier / Reporterre

Le club de pétanque a été sommé par le Conseil d’État de quitter les lieux samedi 20 avril au plus tard, sous peine d’une astreinte de 500 euros par jour. La mairie veut récupérer le terrain pour en confier la gestion à l’Hôtel particulier, l’établissement de luxe voisin. Ce dernier s’est vu accorder une concession par la municipalité pour transformer la vieille guinguette et les terrains homologués en un espace vert ouvert au public, avec possibilité de terrasse. Mais pour le Clap et ses 300 membres, la plupart habitants du quartier, hors de question de quitter le « maquis de Montmartre » de 765 m2 qu’ils occupent depuis 1971.

Tout pour le tourisme

« Cet endroit, c’est un bastion avec des gens de tous milieux sociaux, très très riches et très très pauvres, et un grand écart générationnel », défend Cyril. À côté de lui, Sylvie, 59 ans, approuve : « C’est un lien social. Aujourd’hui, beaucoup de gens sont seuls. Ici, il y a toujours quelqu’un. À Noël, on a organisé un grand repas avec huîtres et foie gras. On était vingt ! On a refait le monde la moitié de la nuit. » Les membres du club s’insurgent contre un projet qui, selon eux, favoriserait une fois de plus le tourisme au détriment des habitants. « On est un des derniers lieux de vie de Montmartre, coincés entre deux cars à touristes. Dans la rue des Abbesses, qui était extrêmement commerçante, il n’y a plus que des marchands de fringues et de godasses. Plus de poissonniers, plus de marchands de journaux », maugrée Ariane, 62 ans dont plus de quarante sur la butte.

Les boulistes se relaient pour dormir sur place, dans la guinguette ou dans une des dix petites tentes installées sur des palettes. © Jeanne Bourdier / Reporterre

Dans la buvette, accoudée à une antique table de bois un peu collante – il y en a eu des sandwichs et des petits verres de blanc avalés là –, elle dénonce « les soirées privées [organisées par l’Hôtel particulier] pour Gucci ou d’autres grandes marques, avec leur défilé de grosses bagnoles et de voituriers et les gens qui font du bruit jusqu’à pas d’heure sur la terrasse ».

Alors, depuis que des membres du Clap ont découvert le projet dans les annonces légales du Parisien en septembre 2022, la riposte s’organise. En novembre, le club a déposé un dossier pour régulariser sa situation. « La force du Clap, c’est qu’il y a de tout : des jardiniers, des ingénieurs en bâtiment, des juristes. Tout ce beau monde a travaillé d’arrache-pied pour rendre un projet très professionnel », raconte Maxime Liogier, 50 ans, porte-parole du club. Las, le projet n’a pas été retenu par la mairie. Quatre recours, portés par le club mais aussi des riverains, une association et des élus, ont été déposés. Une pétition a recueilli plus de 9 000 signatures.

La mairie convaincue par le projet de « renaturation »

Sans résultats. « Ça fait un an et demi qu’on se heurte au mur du silence de la mairie de Paris. Elle n’a jamais voulu nous recevoir, malgré nos nombreuses demandes de rendez-vous et de médiation. On est traités comme des squatteurs alors que ça fait cinquante-trois ans qu’on est sur ce terrain », enrage Maxime Liogier, porte-parole du Clap. Qui rappelle que ce lieu n’existerait déjà plus sans les pétanqueurs. « Dans les années 1980, la mairie voulait raser le maquis pour y construire un parking à six étages. C’est la mobilisation du club et des riverains qui a permis de le sauver. » Un combat resté dans les annales du quartier, auquel ont participé l’acteur et réalisateur Jacques Fabbri et Daniel Bangalter – père du Daft Punk Thomas Bangalter et lui-même parolier des tubes « Le bal masqué » ou « D.I.S.C.O. ».

« C’est un bastion avec des gens de tous milieux sociaux, très très riches et très très pauvres, et un grand écart générationnel », défend Cyril. © Jeanne Bourdier / Reporterre

Mais Jean-Philippe Daviaud, conseiller de Paris en charge du commerce et de l’artisanat, est intraitable. « L’occupation du terrain par ce club de boules était devenue illégale, faute de convention avec la Ville de Paris. Ce n’est pas la faute du club, mais ce qui était possible en 1971 ne l’est plus aujourd’hui », explique-t-il à Reporterre. Le projet de l’Hôtel particulier présente selon lui le double intérêt de renaturer une grande partie du site et de l’ouvrir au public. « Aujourd’hui, même si le Clap a développé quelques actions avec l’extérieur, seuls ses membres peuvent utiliser les terrains. Et bien que le lieu soit classé comme espace vert depuis une trentaine d’années, il est largement occupé par des choses qui ne sont pas de la végétation : la buvette, les pistes de boules ».

« La force du Clap, c’est qu’il y a de tout : des jardiniers, des ingénieurs en bâtiment, des juristes », raconte Maxime. © Jeanne Bourdier / Reporterre

Goûters et ateliers d’astronomie

À côté du maquis, Oscar Comtet, propriétaire de l’Hôtel particulier depuis 2014, fait les cent pas entre sa maison et son établissement de luxe. Devant l’élégante façade de pierre crème, une carte propose des plats raffinés parmi lesquels une sole rôtie et son écrasée de pommes de terre d’Île-de-France à 65 euros. Sur son site internet, une suite Prestige à 790 euros la nuit. « Notre projet “Jardin Junot” consiste à réensauvager un site de 900 m2 en l’ouvrant au public et en maintenant la pétanque. L’objectif est d’en faire un véritable lieu de biodiversité avec des essences régionales et une mare, pour faire revenir les oiseaux qui ont déserté le site », explique le jeune homme à Reporterre. Une microferme avec poules et chèvres est également prévue.

Oscar Comtet, qui se présente comme paysagiste et apiculteur de formation, affirme porter ce projet pour des raisons avant tout écologiques. Il promet de sensibiliser les habitants du quartier à l’environnement grâce à des goûters pour les enfants, un marché de producteurs et des ateliers d’astronomie. « Je pense que ce jardin peut indirectement permettre d’augmenter de 30 % le nombre de couverts le midi. Mais c’est un projet qui n’arrivera à l’équilibre qu’au bout de douze ans. J’ai prévu de faire une partie des travaux moi-même pour réduire le coût d’investissement, évalué entre 400 000 et 600 000 euros », calcule-t-il.

« Notre projet consiste à réensauvager un site de 900 m2, d’en faire un véritable lieu de biodiversité », explique Oscar Comtet. © Jeanne Bourdier / Reporterre

Concernant les soirées privées dans le jardin redoutées par les riverains, il dit avoir « indiqué noir sur blanc sur la convention qu’elles n’iraient pas au-delà de 22 heures » et fustige qu’il soit si « difficile de se battre dans Paris pour faire de l’environnement ».

Un argumentaire bien rodé qui n’a pas convaincu France Nature Environnement (FNE) Paris. L’association a déposé un des recours contre la convention. « On est contre les opérations de greenwashing, cingle son coprésident Yves Contassot. Monsieur Comtet veut absolument récupérer cet endroit pour faire du business. La meilleure preuve, c’est qu’il a déjà construit sa véranda et une partie de sa cuisine sans permis de construire sur une zone classée espace vert, ce qui est totalement interdit. »

« C’est l’inverse d’une ville conviviale et qui résiste à la marchandisation »

Le conseiller de Paris Émile Meunier, écologiste, a, lui aussi, initié un recours contre ce projet. « L’Hôtel particulier de luxe veut juste faire sauter la clôture pour avoir un immense terrain ouvert au public, certes, mais surtout aux clients qui pourront aller consommer chez lui, blâme-t-il. C’est l’inverse de la ville que souhaitent les écologistes et même les socialistes. Une ville conviviale et qui résiste à la marchandisation. »

Les écologistes préconisent l’abandon du projet

L’élu dénonce les conditions dans lesquelles la convention a été votée en conseil de Paris. « À l’époque, elle n’avait même pas été négociée. Les élus ont donc voté une sorte de chèque en blanc, sans connaître ni la durée, ni le montant de la convention. » Cette dernière prévoit une redevance annuelle de 60 000 euros, un montant qu’Émile Meunier juge « extrêmement faible ». « Il y a zéro contrôle des activités commerciales, zéro redevance variable – ce qui est pourtant habituellement le cas pour le moindre kiosque à journaux – ce qui fait que l’Hôtel particulier va empocher tout le surplus de chiffre d’affaires. »

Pour sortir de cette situation de blocage, l’élu préconise tout simplement l’abandon du projet. « La greffe ne prend pas, on annule la convention et on repart sur une convention classique avec le Clap comme on fait pour tous les terrains de pétanque de la ville de Paris, avec l’engagement que d’autres associations puissent avoir accès au terrain. » Pour ainsi préserver, comme l’appelle l’acteur longtemps Montmartrois Pierre Richard, le dernier « petit îlot poétique » de Paris.

Fermer Précedent Suivant

legende