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Pourquoi l'économie a échoué

Pourquoi l'économie a échoué

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Par Paul Krugman

Je ne veux pas dire que l’économie s’est montrée inutile pour les politiques. Au contraire, la discipline a offert beaucoup. Même s’il est vrai que peu d’économistes ont vu arriver la crise – en grande partie selon moi parce que très peu d’entre nous avions pris conscience du niveau de fragilité atteint par notre système financier non réglementé, et à quel point les familles endettées étaient vulnérables face au plongeon des prix de l’immobilier – le petite secret propret de ces dernières années c’est que depuis la chute de Lehman Bros., les manuels de base de la macroéconomie se portent très bien.

Mais les responsables politiques et les politiciens ont ignoré à la fois les manuels et les leçons que l’histoire nous a enseignées. Et il en a résulté une catastrophe économique et humaine importante, avec des milliers de milliards de dollars de potentiel productif dilapidés et des millions de familles qui se sont retrouvées dans des situations terribles sans aucune bonne raison.

En quoi l’économie a-t-elle bien fonctionné ? Les économistes qui ont pris au sérieux leurs propres manuels ont posé un diagnostic sur ce malaise économique : nous souffrions d’une demande inadaptée. La crise financière et la chute de l’immobilier ont créé un environnement dans lequel tout le monde tentait de dépenser moins, mais ce que je dépense c’est votre salaire, et ce que vous dépensez c’est mon salaire, et donc lorsque tout le monde tente d’amenuiser ses dépenses au même moment, il en résulte un déclin général dans les revenus et une économie déprimée. Et nous savons (ou nous devrions le savoir) que les économies déprimées se comportent de façon bien différente de celles qui connaissent le plein emploi, ou en sont toutes proches.

Par exemple, beaucoup de gens soi-disant plein de savoir – les banquiers, les grands hommes d’affaires, les responsables publiques – ont mis en garde contre le fait que les déficits budgétaires allaient mener à des taux d’intérêt qui monteraient en flèche et à de l’inflation. Mais les économistes savaient que de telles mises en garde, qui auraient été sensées dans des circonstances normales, étaient totalement hors de propos avec les conditions que nous connaissions. Evidemment, les taux d’intérêt et l’inflation sont restés faibles.

Et le diagnostic de nos soucis, venant d’une demande inadaptée avait des implications politiques claires : tant que le manque de demande était le problème, nous vivions dans un monde dans lequel les règles habituelles ne s’appliquaient pas. Ce n’était notamment pas le moment de s’inquiéter des déficits budgétaires et des coupes dans les dépenses, qui n’auraient fait qu’aggraver la dépression. Lorsque John Boehner, le leader de la minorité à la Chambre de l’époque, déclara début 2009 que puisque les familles américaines devaient se serrer la ceinture, le gouvernement devrait le faire également, les gens comme moi firent la grimace ; ses remarques trahissaient son ignorance en matière d’économie. Il nous fallait davantage de dépenses de l’état, pas moins, pour combler le vide laissé par une demande inadaptée du secteur privé.

Mais quelques mois plus tard, le Président Barack Obama s’est mis à dire exactement la même chose. En fait, c’est devenu un incontournable dans ses discours. Ce n’était pas simplement de la rhétorique. Depuis 2010, nous assistons à un fort déclin dans les dépenses discrétionnaires et à un déclin sans précédent dans les déficits budgétaires, et il en résulte une croissance anémiée et un chômage de longue durée qui a atteint un niveau jamais vu depuis les années 1930.
Pourquoi ne pas avoir utilisé les savoirs économiques en notre possession ?

L’une des réponses, c’est que la plupart des gens trouvent que les mesures logiques dans une économie déprimée sont contraires à la logique. A la place, ce qui sonne bien aux oreilles des gens ce sont les analogies trompeuses avec les finances d’une famille, ce qui explique pourquoi Obama s’est mis à se faire l’écho de Boehner.

Et même les gens soi-disant bien informés rechignent à l’idée qu’un simple manque de demande peut causer autant de dommages. Ils insistent sur le fait que très certainement, nous avons des problèmes structuraux très importants, comme une main d’œuvre qui ne possède pas les savoir-faire adéquats ; cela a l’air sérieux et sage, même si toutes les preuves disent que c’est complètement faux.
Pendant ce temps, les factions politiques puissantes découvrent que de mauvaises analyses économiques servent leurs intérêts. De manière très évidente, les gens dont le véritable objectif est de démanteler le filet de sécurité social ont découvert que jouer sur une panique des déficits est un moyen efficace d’atteindre leurs objectifs.

Et de telles personnes ont été aidées et encouragées par ce que j’en viens à nommer la Trahison des Nerds – la volonté de certains économistes de trouver des analyses qui disent aux gens importants ce qu’ils veulent entendre, que ce soit le fait d’affirmer que sabrer les dépenses publiques est en fait expansionniste, à cause de la confiance, ou que la dette de l’état a des effets désastreux sur la croissance économique même si les taux d’intérêt restent bas.

Quelles que soient les raisons, les règles de base de l’économie ont été balayées et le résultat est tragique. La majeure partie du gâchis et des souffrances infligées aux économies occidentales ces cinq dernières années était superflue. Tout ce temps, nous avions les connaissances et les outils pour restaurer le plein emploi. Mais les politiques n’ont cessé de trouver des raisons pour éviter de faire ce qu’il fallait.

Paul Krugman

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