De nombreuses affaires de migrants jonchent les sous-bois de la forêt polonaise de Bialowieza, à la frontière biélorusse. Crédit : Marlène Panara/InfoMigrants
De nombreuses affaires de migrants jonchent les sous-bois de la forêt polonaise de Bialowieza, à la frontière biélorusse. Crédit : Marlène Panara/InfoMigrants

Une nature inhospitalière, un mur presque infranchissable et des pushbacks en nombre : la frontière qui sépare la Pologne de la Biélorussie est une zone très dangereuse pour les migrants. Comme Ali, Abdou ou Solomon, des dizaines de milliers d'entre eux tentent chaque année d'entrer dans l'Union européenne en empruntant cette route. Pour certains, au péril de leur vie.

Marlène Panara, envoyée spéciale à la frontière polono-biélorusse,

Le dimanche est un jour paisible à Czerlonka, petit hameau de 120 âmes de l’Est de la Pologne. Sous le soleil éclatant de ce 28 avril, une jeune adolescente fait grincer une balançoire, casque de musique rose vissé sur la tête. Un homme et une femme en tenue de sport cheminent à vélo sur la route principale en terre jaune. À plusieurs centaines de mètres de là pourtant, en suivant ce même chemin qui s’enfonce dans une épaisse forêt, un groupe de huit migrants éthiopiens tente de reprendre des forces. Malgré la température estivale, tous sont emmitouflés dans un manteau, ou un épais sweat à capuche. L’un d’eux vient d'engloutir les trois quarts d’une bouteille d’eau tout juste apportée par des membres de l’ONG Service volontaire d'urgence humanitaire de Podlachie (POPH).

Après 45 jours dans la forêt biélorusse, et quatre sans manger, les voilà en Union européenne (UE). "On est épuisés, mais enfin on est arrivés. C’est le plus important", soupire Solomon. Quelques sourires s’affichent sur des visages aux traits tirés. 


La région frontalière de Podalski concentre les passages de migrants depuis la Biélorussie. Crédit : Google Maps
La région frontalière de Podalski concentre les passages de migrants depuis la Biélorussie. Crédit : Google Maps


Comme des milliers de personnes depuis 2021, ils ont posé le pied en Pologne après avoir traversé la frontière biélorusse. À l’époque, l’UE avait dénoncé une "attaque hybride" menée par le président Alexandre Loukachenko : entre septembre et novembre 2021, environ 10 000 migrants - arrivés munis d’un visa à Minsk - s’étaient massés à la frontière près du village polonais d’Usnarz Gorny. Les images de ces groupes d’exilés, et de centaines d’enfants coincés derrière des fils barbelés, avaient fait le tour du monde.

Depuis, la forêt semble avoir retrouvé son calme. Mais si les afflux ont disparu, les passages de migrants, eux, sont toujours aussi réguliers. Moins visibles, ils s’étalent aujourd’hui sur toute la province de Podlaski, qui couvre les trois quarts des 186 km de frontière que partage la Pologne avec la Biélorussie. En 2023, 26 000 tentatives de passage y ont été détectées, contre 15 700 en 2022 et 35 000 en 2021, d’après la porte-parole des garde-frontières Katarzyna Zdanowicz.

Et depuis le 1er janvier 2024, 8 200 tentatives ont été comptabilisées, sachant qu’une même personne peut s'y reprendre à plusieurs reprises avant de passer la frontière.

Fractures, blessures et paralysie

Alors que la frontière sud du pays a laissé passer et accueilli au total près de 2 millions d’Ukrainiens fuyant l’invasion russe, celle de Podlaski reste, elle, totalement fermée aux ressortissants syriens, irakiens, afghans, somaliens, éthiopiens ou soudanais fuyant la guerre ou une situation économique désastreuse. Ce durcissement est symbolisé depuis juin 2022 par une barrière en métal de 5m de haut, surmontée de fils barbelés, qui court le long des 186 km de la frontière. Ces six derniers mois, elle a été doublée d’une clôture, de fils barbelés encore. Le tout est filmé 24h/24 par des caméras thermiques, et surveillés par des drones et des patrouilles de police et de militaires.


La frontière polono-biélorusse se dresse sur 186km de long. Crédit : Marlène Panara/InfoMigrants
La frontière polono-biélorusse se dresse sur 186km de long. Crédit : Marlène Panara/InfoMigrants


D’après Katarzyna Zdanowicz, ce dispositif "limite les passages" et permet aussi "de voir comment les personnes s’y prennent pour passer". "Mais il ne les stoppe pas complètement", nuance-t-elle. Surtout, il rend la traversée de la frontière bien plus dangereuse pour les migrants. Présent dans la zone depuis novembre 2022, Médecins sans frontières (MSF) constate "une augmentation des fractures chez les personnes assistées". Une fois arrivés en haut de la barrière avec une échelle, les exilés sautent de l’autre côté. Et "se brisent la cheville, la jambe, les bras", déplore Joanna Ladomirska, coordinatrice médicale pour l’ONG.

"Il y a quelques mois, "une personne s’est retrouvée paralysée après être retombée sur le dos", affirme de son côté Faustyn, du collectif Grupa Granica. Beaucoup se blessent aussi à cause des barbelés, "aiguisés comme des lames de rasoir". "Certaines personnes à qui on porte assistance ont la peau des mains arrachées".

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Ali*, migrant syrien de 25 ans, a escaladé la clôture avec une échelle aux côtés de quatre autres syriens. "Mais en sautant de l’autre côté, l’un d’eux s’est cassé la jambe, raconte-t-il. Il fallait pourtant continuer. Alors on marchait quelques minutes, et on faisait une pause. Puis on reprenait notre chemin, pour s’arrêter à nouveau. Il était vraiment très mal".

Le 22 octobre 2023, un homme n’a pas survécu à sa chute. D’après Grupa Granica, il faisait partie d’un petit groupe ayant escaladé la clôture. Pris en chasse par les garde-frontières côté polonais, l’un des exilés, épuisé, a été arrêté alors qu’il tentait de traverser un marécage. Il est décédé avant l’arrivée de l’ambulance. "On a su ensuite qu’il s’était cassé une côte en tombant de la barrière, et que celle-ci, en se brisant, avait touché des organes vitaux", explique Faustyn.

Pushback légaux

Autre signe du durcissement opéré par le gouvernement polonais, la multiplication des forces de l’ordre, omniprésentes dans la zone du village de Bialowieza, épicentre des passages. Deux mille garde-frontières au total patrouillent quotidiennement sur les routes forestières de Podlaski, soutenus par plusieurs centaines de soldats. Pour les exilés, quasiment impossible donc de ne pas se faire arrêter une fois la clôture passée.

La procédure veut que chaque migrant intercepté puisse répondre à deux questions posées par un agent : "Etes-vous en bonne santé ?" et "voulez-vous demander l’asile ?". "La plupart sont en bonne santé et ne souhaitent pas de protection, assure Katarzyna Zdanowicz. Dans ce cas, on les renvoie côté biélorusse, en ouvrant une porte dans la clôture". Une forme de pushback rendue légale par Varsovie en octobre 2021, bien que contraire à la Convention de Genève que la Pologne a signé en 1991. Entre le 1er juillet 2023 et le 16 janvier 2024, 6 070 pushbacks ont été perpétrés par les garde-frontières polonais, d'après les autorités.

Si un exilé assure en revanche vouloir demander une protection, il est transféré en centre de détention, "ouvert ou fermé, selon qu’il dispose de documents d’identité ou non", indique encore la porte-parole.


Depuis juin 2022, la Pologne est séparée de la Biélorussie par une clôture de 5m de haut, doublée d'une barrière de barbelés. Crédit : Marlène Panara/InfoMigrants
Depuis juin 2022, la Pologne est séparée de la Biélorussie par une clôture de 5m de haut, doublée d'une barrière de barbelés. Crédit : Marlène Panara/InfoMigrants


Voilà pour la théorie. Car en pratique, les arrestations dans la forêt, à l’abri des regards, sont parfois bien plus brutales. "Cela dépend vraiment du garde sur lequel les migrants tombent, explique Faustyn. Certains font leur travail, et d’autres abusent de leur autorité. Les exilés nous racontent souvent par exemple avoir été gazés juste après avoir été arrêtés, comme ça, sans raison". En octobre dernier, Ahmed, confiait à Grupa Granica que "les soldats [polonais] vous attrapent, crient, vous giflent, vous frappent au sol, vous serrent les mains dans le dos, écrasent votre visage au sol avec leurs chaussures. Et puis ils vous jettent par-dessus la clôture".

Difficile aussi de savoir si, dans ces conditions, les droits des candidats à l’exil sont respectés. "Parfois, les gardes leur font signer un papier en polonais, qu’ils ne comprennent pas, sur lequel il est écrit ‘je ne souhaite pas demander’ l’asile, déplore Kaja, de POPH. Et ils sont alors refoulés en Biélorussie". Ce 28 avril, la bénévole insiste, à plusieurs reprises, auprès des migrants éthiopiens, finalement repérés par deux équipes de garde-frontières : "Ne signez rien qui ne soit pas en amharique. D’accord ? C’est très important. Ne signez rien".


Les garde-frontières polonais sont régulièrement accusés de procéder à des refoulements violents sur les migrants. Crédit : Marlène Panara/InfoMigrants
Les garde-frontières polonais sont régulièrement accusés de procéder à des refoulements violents sur les migrants. Crédit : Marlène Panara/InfoMigrants


D’après Katarzyna Zdanowicz, les garde-frontières dépêchent bien des interprètes auprès des migrants arrêtés. "Mais il y a tellement de nationalités, souffle-t-elle. Sur place, on peut deviner sans parler la même langue si une personne est en bonne santé ou pas. On se comprend. Et si c'est trop compliqué, on utilise un traducteur sur le téléphone".

"Impossible de s’arrêter de vomir"

Ces entraves au droit d’asile, pushbacks et violences diverses, s’exercent dans un environnement naturel déjà très hostile. Baignée de marécages, la forêt de Bialowieza couvre une superficie totale de 141 885 hectares dans laquelle les migrants errent souvent plusieurs semaines, voire plusieurs mois. À cause de l'exposition prolongée à l’humidité, à l'insalubrité et au froid, nombreux sont ceux à souffrir du "pied de tranchée", une forme de lésion due au froid et à l'humidité qui s'est répandue durant la Première guerre mondiale. Si le pied n’est pas rapidement soigné, la gangrène s'installe, et peut entraîner l’amputation.

Beaucoup de personnes se retrouvent aussi à boire l’eau des rivières et des marais pour survivre, comme Ali. Lors de son arrestation, "impossible", pour le jeune homme, "de s’arrêter de vomir". Son état a nécessité un transfert d'urgence à l’hôpital. "Entre les coups en Biélorussie, la barrière et cette forêt, franchement, il ne faut pas tenir à la vie pour venir ici, lâche-t-il en fronçant ses sourcils noirs. Cette frontière, c'est un cauchemar". Depuis fin 2021, 55 personnes sont mortes dans la zone, d'après les ONG.


Abdou est traumatisé par son passage à la frontière polono-biélorusse. Il est installé aujourd'hui à Varsovie. Crédit : Marlène Panara/InfoMigrants
Abdou est traumatisé par son passage à la frontière polono-biélorusse. Il est installé aujourd'hui à Varsovie. Crédit : Marlène Panara/InfoMigrants


Pour Abdou*, désormais installé à Varsovie, parler de son passage dans la forêt est encore très douloureux. En mai 2023, après plusieurs tentatives ratées, le Sénégalais et sa femme enceinte de plusieurs semaines entrent finalement en Pologne. "Cela faisait déjà quelques heures qu’elle perdait un peu de sang. On a demandé de l’aide à une personne qui coupait du bois. Mais elle a appelé la police".

À leur arrivée, Abdou les "supplie" d’emmener sa compagne à l’hôpital, dont les douleurs au ventre l’empêchent de marcher. En lieu et place d’une ambulance, elle ne recevra que des serviettes hygiéniques. Puis le couple est ramené à la frontière lituanienne, au nord de la Pologne. S'en suivent encore 4h de marche, et une nouvelle traversée de la frontière. Arrivés sur le territoire polonais, Abdou appelle une ONG. "Là, son pantalon était trempé de sang. Alors on a compris. On a compris qu'on ne serait pas parents".

*Les prénoms ont été changés

 

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