Chiens-robots affectueux et petits humanoïdes au discours poli : un nouveau musée ouvert par des passionnés qui affirment avoir regroupé "la plus grande collection de robots en Europe" s'est ouvert cet automne à Madrid.

Au niveau mondial, le marché de la robotique industrielle pourrait progresser de près de 6% par an d'ici à 2016, d'après les dernières projections de l'International Federation of Robotics (IFR).

afp.com/Gérard Julien

Dans le conte "L'Homme de sable", écrit par l'Allemand Ernst Hoffmann, un jeune homme, Nathanaël, s'éprend d'un automate aux traits singulièrement féminins, Olimpia. La vue troublée par des lunettes maléfiques, "plongé dans un ravissement profond", il ne discerne pas le visage de cire, le regard étrangement fixe, la démarche bizarrement cadencée de sa bien-aimée. A travers ses pernicieuses bésicles, Nathanaël ne voit dans sa "créature divine" qu'une habileté de mouvement exceptionnelle pour danser et accomplir diverses tâches, une rapidité d'exécution au piano digne d'un virtuose. Mais, un jour, la mécanique d'Olimpia se casse, ses rouages de fer apparaissent, et Nathanaël, devant cet amour impossible, glisse dans la folie.

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>> Notre dossier: Robots, la prochaine révolution

Publié en 1817, ce récit fantastique, métaphore d'un machinisme trompeur et dangereux, apparaît dans un contexte économique et social bien particulier : la révolte des artisans tricoteurs au Royaume-Uni contre les manufacturiers et leurs " trop performants " métiers à tisser la laine et le coton. Menés par un certain John Ludd, dès 1812, ces rebelles de l'échoppe et de la boutique briseront les machines concurrentes et formeront le mouvement des luddistes.

Autre temps technologique, autres moeurs économiques, mais même hostilité à l'endroit des innovations. Aujourd'hui, deux siècles après, un courant "néoluddiste" refait surface. En particulier aux Etats-Unis. En Californie, des porteurs de lunettes Google soupçonnés de filmer les passants à leur insu sont agressés, tandis qu'en décembre dernier des "bus Google" chargés de transporter les salariés de l'entreprise ont été attaqués à coups de jets de pierres par des dizaines de manifestants en colère.

Un nouvel âge pour tous les secteurs

Si ces néoluddistes inquiets donnent aujourd'hui de la voix, c'est parce qu'une révolution technologique majeure - savant mélange de robotique, de numérique, de big data, d'intelligence artificielle et d'impression 3D - est en train de changer les codes, de métamorphoser les façons de produire, de bouleverser le rôle et le travail de l'homme dans nos sociétés. Dans leur dernier ouvrage, The Second Machine Age, les universitaires Andrew McAfee et Erik Brynjolfsson, tous deux professeurs au MIT, montrent comment l'agrégation de toutes ces grappes d'innovations pousse aujourd'hui au changement de paradigme.

Dans l'industrie, on ne pense plus qu'à l'usine du futur. Une usine où, à côté des grands bras robotisés claquemurés derrière de vastes cages de protection, des petits robots collaboratifs souples, agiles et reprogrammables à l'envi travailleront avec l'ouvrier. Une usine du futur où l'interface homme-machine va permettre d'augmenter de façon faramineuse les cadences de production et la qualité du produit fini. Une usine du futur où l'impression 3D va transformer radicalement la chaîne d'approvisionnement et où la personnalisation de masse va remplacer la production de masse.

Les géants de l'automobile sont déjà entrés dans ce nouveau monde, et tous les secteurs industriels vont les suivre. Airbus est en train de tester dans une de ses usines espagnoles de nouvelles lignes d'assemblage des sections arrière des avions entièrement robotisées. " Nos systèmes de production atteignent leurs limites, il va falloir automatiser certaines tâches dans un environnement partagé avec l'homme ", explique-t-on chez l'avionneur européen.

Au niveau mondial, le marché de la robotique industrielle pourrait ainsi progresser de près de 6% par an d'ici à 2016, d'après les dernières projections de l'International Federation of Robotics (IFR). Mais il n'y a pas que l'industrie à être touchée par cette révolution technologique. La distribution, les services à la personne, l'éducation, la santé, le transport, l'agriculture ou la sécurité sont en train de basculer dans un nouvel âge. Amazon, qui a déjà présenté un projet de livraison de petits colis par drone, a installé dans ses entrepôts des centaines de robots magasiniers qui se déplacent de façon autonome et préparent les commandes.

Dans les pharmacies britanniques, c'est le robot Rowa qui va lui-même chercher les médicaments inscrits sur l'ordonnance du patient. A Wall Street, 70% des ordres de Bourse sur le marché des actions sont l'oeuvre de robots logiciels de trading. Tandis que l'armée américaine utilise des drones en Afghanistan pour déminer les routes, la Corée du Sud aligne, elle, des centaines de robots sentinelles équipés de mitrailleuses à la frontière nord-coréenne. Google, l'entreprise monde de ce XXIe siècle, ne s'y trompe pas : elle dépense sans compter pour racheter des dizaines de start-up de la robotique et a déboursé 450 millions de dollars en début d'année pour mettre la main sur DeepMind, spécialisé dans l'intelligence artificielle.

Ironie de l'histoire, c'est dans les usines de Foxconn, le leader mondial du matériel informatique, où des millions de salariés chinois travaillent pour une bouchée de pain, que Google va tester ces futures machines : un million de robots devraient être installés sur les lignes du mastodonte taïwanais d'ici à la fin de l'année.

Une révolution permise par la chute drastique des prix de tous les composants qui forment chaque brique de ces nouvelles machines. "En dix ans, le prix d'une cellule robotisée a été divisé par cinq", calcule Jean-Camille Uring, président du Syndicat des entreprises de technologies de production (Symop) et membre du directoire du Groupe Fives, une entreprise française spécialisée dans la livraison clés en main de lignes de production automatisée. "Cette baisse des prix va permettre à des PME qui travaillent sur des plus petites séries de s'équiper. Un formidable coup de pouce à la productivité", s'enflamme Pierre-Yves Oudeyer, directeur de recherche à l'Institut national de recherche en informatique et en automatique (Inria).

En France, Arnaud Montebourg, qui est prêt à troquer sa marinière pour un costume de Robocop, y croit dur comme fer, d'autant que, en la matière, l'Hexagone est plutôt à la traîne. On compte tout juste 124 robots pour 10 000 salariés dans l'industrie manufacturière, contre 160 en Italie et 273 en Allemagne. Le robot pour éviter le déclin industriel, le robot pour retrouver de la croissance, le robot pour sauver et recréer des emplois... Une chanson que les technophiles fredonnent aisément.

Après tout, au fil des décennies et des révolutions technologiques, la théorie du déversement s'est toujours révélée juste : le progrès technique améliorant la productivité engendre un transfert des emplois d'un secteur d'activité vers d'autres secteurs naissants. "On ne peut pas imaginer aujourd'hui les emplois et les activités qui verront le jour dans quarante ou cinquante ans. C'est du domaine de l'impensable. Ce qui est certain, c'est que les besoins et l'inventivité du consommateur sont insatiables", rassure l'économiste Michel Volle.

Une automatisation pensante et menaçante

Reste que cette douce musique sonne un peu faux aux oreilles des millions de secrétaires, d'ouvriers, d'opérateurs téléphoniques, d'analystes financiers, de livreurs, de comptables ou de traducteurs qui se retrouvent sur le carreau. Entre 2000 et 2010, aux Etats-Unis, 64% des emplois d'opérateurs téléphoniques, 46% des jobs d'agents de voyages et 26% des postes de comptables ont disparu. En Europe, les deux tiers des 7,6 millions d'emplois de classe moyenne qui ont disparu sont victimes de la technologie, d'après les calculs de Maarten Goos, de l'université de Leuven, en Belgique.

Et si cette fois l'argument rassurant du déversement ne fonctionnait pas ? Et si cette fois la "destruction créatrice" chère à l'économiste autrichien Joseph Schumpeter ne faisait pas son oeuvre vertueuse ? "A la différence de la mécanisation, de l'électrification ou même de l'électronisation, cette révolution numérique comporte une dimension cognitive, promeut une autre forme d'intelligence, aboutit à une sorte d'automatisation pensante, capable de porter un coup fatal aux emplois qualifiés", estime l'historien François Jarrige, auteur de Technocritiques (La Découverte).

Une étude publiée par deux chercheurs d'Oxford dresse même une liste noire des professions susceptibles de disparaître d'ici à vingt ans au profit d'un logiciel, d'un robot ou de toute autre machine au QI imbattable. Pour reprendre le langage peu fleuri des économistes, la "computerisation" supprimerait les auditeurs, les conducteurs de train, les comptables, les peintres industriels, les agents immobiliers et peut-être même les architectes ou les conseillers financiers. Au total, 47% des emplois concernés et, dans la charrette, pas mal de cols blancs.

Les innovations antérieures ont valorisé les professions qualifiées au détriment des métiers manuels. Cette révolution numérique n'opère pas exactement la même distinction. D'un côté, elle condamne les fonctions répétitives - y compris les plus intellectuelles, fondées sur des règles juridiques ou techniques -, mais, de l'autre, elle valorise les tâches attachées à la singularité, à la créativité, au génie, voire à la séduction de son exécutant. " Un habile plombier comme un ingénieur inventif tireront leur épingle du jeu ", analyse Robin Rivaton, économiste pour le think tank Fondapol.

Une logique inégalitaire à grande échelle

Hier, la société industrielle favorisait l'acquis et l'expérience; demain, le monde numérique fera la part belle à l'inné et au spontané. Un progrès ? "Le machinisme à la Zola était inhumain, les logarithmes des géants numériques sont a-humains. Ils fonctionnent avec peu de gens, avec une nouvelle élite, en fait", analyse Pierre Bellanger, patron de Skyrock et auteur de La Souveraineté numérique (Stock). Une sorte de darwinisme digital déploierait implacablement sa logique inégalitaire à grande échelle et à grande vitesse.

Déjà, les géants d'Internet produisent beaucoup de valeur avec peu de personnel. Google réalise un chiffre d'affaires comparable à celui de Saint-Gobain avec quatre fois moins de salariés. Pour générer un million d'euros, il faut un employé chez Facebook, mais dix chez Veolia. "Dans un monde ouvert et interconnecté, la valeur créée par cette poignée de supersalariés ne va pas irriguer l'ensemble de l'économie, mais se concentrer sur quelques spots très hype ", poursuit Pierre Bellanger.

Et, effectivement, ces grands noms du Web font migrer leur matière taxable dans divers paradis fiscaux, condensent leurs investissements publicitaires sur une minorité d'acteurs, rassemblent leurs cadres sup sur des zones "gentrisées", et disséminent leurs investissements sur des projets... sans emploi. Après des milliards de dollars consacrés en R&D, la Google Car ne vient-elle pas de parcourir sans conducteur ni accident 700 000 miles à la barbe des taxis ? Désespérant. Moshe Vardi, chercheur en informatique à la Rice University de Huston, imagine même un monde sans aucun emploi humain d'ici à 2045. Peut-être qu'à cette date un robot publiera une note, juste pour confirmer la triste prédiction du professeur...

Repenser les systèmes de formation

Plus sérieusement, la majorité des "futurologues", ni trop roses ni trop noirs, s'inquiète surtout de la période de transition. "A long terme, de nouvelles activités et de nouveaux jobs vont bien sûr apparaître. En revanche, à court terme, dans les dix-quinze ans à venir, les destructions vont aller bon train. Il faut repenser totalement les systèmes de formation de façon à assurer une meilleure employabilité des salariés laissés sur le carreau", prêche Thomas Malone, directeur du Center for Collective Intelligence au Massachusetts Institute of Technology de Boston.

Un chantier énorme pour l'Education nationale. "Mais aussi et surtout pour les partenaires sociaux, poursuit Dominique Gillier, à la tête de la fédération métallurgie de la CFDT. Syndicats et entrepreneurs doivent anticiper le problème et agir dès maintenant pour assurer une réelle conversion aux employés menacés, pour faire travailler la machine aux côtés de l'ouvrier, et non en opposition." Pour paraphraser la position de Sacha Guitry à l'endroit des femmes, il faut être contre les robots... tout contre.

Comment le robot ouvrier Baxter casse le coût

Pour regagner en compétitivité, pas mieux que Baxter le robot. Test grandeur nature dans une entreprise américaine de parfums. Avant, deux ouvriers travaillaient à temps plein en se relayant au bout de huit heures pour prendre les flacons sur les palettes et les déposer sur une chaîne d'embouteillage. Le paiement de leur salaire représentait 120 000 dollars par an. Aujourd'hui, l'entreprise a acheté deux robots pour faire cette même tâche. Pendant 5% seulement de leur temps, les deux ouvriers surveillent le travail des robots et sont donc amenés à faire autre chose dans l'entreprise. Coût annuel de cette nouvelle organisation sur ce poste précis : 12 600 dollars, soit un gain de 107 400 dollars.

70% des ordres de Bourse sur le marché des actions sont l'oeuvre de robots logiciels de trading, à Wall Street.

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