Que reste-t-il de Procol Harum, vaisseau fantôme du rock ?

Seul rescapé du groupe d'origine, Gary Brooker continue de faire vivre le monument rock baroque des années 1960. La formation est en concert ce dimanche 12 novembre au Trianon, à Paris.

Par François Gorin

Publié le 21 juin 2014 à 00h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 05h16

«Je suis le dernier homme sur le pont. » Assis dans le hall d'un hôtel de la banlieue parisienne, Gary Brooker résume ainsi sa vie avec Procol Harum, ex-gloire anglaise des années 1960 dont il est le seul membre d'origine. On lui a bien sûr demandé d'entonner le célébrissime A whiter shade of pale, partie émergée d'une œuvre plus ample, et perle qu'il a parfois traînée comme un boulet – mais ce temps-là est révolu. Dans tout musicien qui dure, il y a un philosophe ayant su digérer son passé.

 

 

Juin 1967. A peine sorti le Sgt Pepper des Beatles, un groupe au nom latin dame le pion aux princes régnants du hit-parade. Orgue d'église inspiré de Bach, voix rauque à la Ray Charles psalmodiant des lignes ésotériques, A whiter shade of pale sera dans les mois qui suivent un tube mondial, au-delà du fameux « summer of love » dont il semble être issu par erreur. Car si les musiciens de Procol Harum (signifiant à peu près « au-delà des apparences ») se sont un temps déguisés pour les besoins de la promo – tuniques médiévales, victoriennes ou chinoises… –, leur musique est hors mode et sa visée, plus large qu'un simple slow-qui-tue. Derrière A whiter shade of pale, enregistré « live » en deux prises et sur quatre pistes, il y a un plan.

Gary Brooker, chanteur à moustache de 22 ans, et son collègue Keith Reid, grand type lunaire à boule afro, ont défini un son avant même d'avoir un groupe. Avec les Paramounts, jeunes émules des Rolling Stones comme Londres en comptait par dizaines, Brooker a fait en deux ans le tour du rhythm'n'blues à base de guitare-basse-batterie. Il veut de l'orgue et du piano – son instrument. Reid se consacre exclusivement aux paroles. Le tandem songe d'abord à composer pour d'autres, essaie de caser quelques chansons, puis finit par recruter quatre musiciens. Procol Harum première manière est né. Selon la légende, il emprunte son nom à un chat. Comme l'animal, le groupe aura neuf vies – au moins.

 

Gary Brooker en concert en 2009.

Gary Brooker en concert en 2009. © PHOTOXPRESS/MAXPPP

 

Vers les côtes américaines

Passé le boom inattendu d'A whiter shade of pale (numéro 1 jusqu'au Venezuela !), il fallut d'abord imposer un style qui réclamait le format long pour s'épanouir. « En 1967-1968, la pop anglaise se concentrait sur les singles, alors qu'aux Etats-Unis, grâce au développement des radios FM, les DJ étaient libres de leur programmation. » C'est donc au public américain que Procol Harum plaît dès son premier album – où ne figure même pas le fameux tube. Sur le deuxième, la suite ambitieuse In held 'twas in I, occupant presque toute une face, inaugure à sa manière kaléidoscopique un genre d'opéra rock dont les Who et Queen se feront les champions. « On parlait déjà de musique progressive, rappelle Gary Brooker, mais l'étiquette “prog rock” n'existait pas. Nous cherchions juste à faire quelque chose de différent. »

Là où des groupes voisins ou cousins (King Crimson, Yes) s'engouffrent dans la brèche d'un rock à dominante instrumentale, usant du mellotron puis du synthétiseur pour la couleur symphonique, Procol Harum garde un cap plus terre à terre. Les mélodies les plus précieuses brodées par Brooker ont toujours l'empreinte du blues. Keith Reid, parolier et membre à part entière (un autre signe distinctif), lui sert des vers alambiqués sur quelques thèmes récurrents : mal de mer, ivresse ou mal d'amour. Les albums s'enchaînent, sans sortir le groupe d'un statut « culte » avant la lettre. Des lieutenants quittent le navire, ainsi Robin Trower, guitar hero frustré. Procol Harum se paie le luxe d'un concert à Edmonton (Canada), avec orchestre au grand complet, dont témoigne un album live. En 1973 sort le fastueux Grand Hotel, dont les textes reflètent certains aspects méconnus de la vie en tournée : « On ne parle pas ici d'orgies sexuelles et de nuits passées à boire, précise Gary Brooker, mais de profiterolles, de pêches flambées et de champagne ! »

 

Procol Harum en 1975.

Procol Harum en 1975. © Sunshine / MAXPPP

 

'Personne ne venait nous supplier de continuer'

Les deux années suivantes voient débouler la horde punk, dont la seule évocation suscite encore chez le vétéran Brooker un frisson de dégoût : « Des gars qui crachaient sur le public, jouaient de la daube et ne savaient pas chanter… Sans être cités dans leurs attaques, nous nous sentions à l'exact opposé des punks. » L'album que le groupe défend alors s'intitule Procol's Ninth, « la neuvième de Procol », rien que ça. Conscients que leurs grandes heures sont désormais derrière eux, Brooker and Co. se séparent à l'amiable. Dans un silence de cathédrale. « J'ai eu l'impression que nous avions coulé sans laisser de trace. Personne ne venait nous supplier de continuer ! »

Gary Brooker n'allait pas cependant passer les décennies suivantes à bêcher son potager. Ayant renoué avec plusieurs anciens à l'occasion de la publication en CD du catalogue Procol Harum, et constaté aussi que leurs ex-fans se comptaient encore par dizaines de milliers, il décide de réactiver la machine. On est à la fin des années 1980. Seul hic, ce sera sans le batteur B.J. Wilson, tombé dans un coma fatal. La reformation du Procol historique fera long feu. Depuis, Gary Brooker est aux commandes d'un fabuleux vaisseau fantôme : la plus durable formation du groupe est un assemblage de purs interprètes, dont certains réalisent un rêve d'enfance. Le patron lui-même ne compose plus guère, content de pouvoir puiser dans un répertoire dont la richesse étonnera toujours ceux – il en reste – qui viennent juste d'entendre A whiter shade of pale.

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