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Critique

La peur au fusain

«Les désastres de la guerre» montre comment les artistes ont accompagné le changement de regard sur les conflits passant, à partir du XIXe siècle, de la glorification au désenchantement.
par Maria Malagardis, Envoyée spéciale à Lens
publié le 17 juillet 2014 à 18h56

C'est donc la faute à Napoléon. Lui qui «a tué la guerre, en l'exagérant», constate Chateaubriand. La phrase de l'écrivain est inscrite sur un panneau de l'exposition «Les désastres de la guerre», présentée au musée du Louvre-Lens. Atypique, étonnamment introspective, elle aborde notre rapport à la violence d'Etat de 1800 à nos jours.

La guerre ? «Le but est de nier la chose», remarque à son tour Roland Barthes, autre citation punaisée, bien plus loin, sur un mur de ce parcours chronologique qui, à travers peintures, photographies et médias, tente de répondre à cette question en apparence paradoxale : «Pourquoi n'aime-t-on plus la guerre ?» L'idée peut sembler incongrue, pourtant il y eut bien un temps où la guerre fut héroïque, galvanisatrice, auréolée de gloire. C'est du moins ainsi qu'on la représentait. Jusqu'à Napoléon. Lequel va se révéler le maître d'œuvre d'un carnage alors encore inégalé, ou du moins perçu comme tel. Et promis d'ailleurs à une longue postérité.

Héroïque. Ce sont des pionniers, des artistes audacieux qui, les premiers, devinent ce «désenchantement» croissant qui va nourrir le monde moderne, progressivement conscient que «la guerre coûte plus qu'elle ne rapporte», selon les mots de Benjamin Constant. L'exposition s'ouvre sur un tableau de David, le Premier Consul franchissant le Grand Saint-Bernard, symbole d'une vision héroïque et mystificatrice, aussitôt assombrie par deux toiles de Théodore Géricault, l'un des premiers artistes à révéler sur grand format le soldat solitaire et anonyme, en proie au désarroi. Et puis il y a ces gravures de Goya : la conquête napoléonienne, version gore. La guerre, c'est avant tout l'anéantissement, la sauvagerie, la cruauté. Il a fallu du temps pour oser l'affirmer. Et ce que décrit Goya va se révéler intemporel : il a inspiré des artistes contemporains comme Hans Hartung ou Yan Pei-Ming, dont les toiles s'offrent en miroir, soulignant ainsi cet ancrage de l'effroi face à la violence extrême qui s'esquisse au XIXe siècle.

«Il n'est pas anodin de constater que la psychiatrie, soit la médicalisation de la folie, née avec la Révolution, s'invente et prend son essor avec la guerre napoléonienne, qui a imprimé aux conflits un changement d'échelle radical», analyse dans le catalogue de l'exposition Laure Murat, professeur d'études françaises à l'université de Los Angeles, en Californie.

Une photo d'une victime d'Hiroshima, prise le 15 aoùt 1945 par Gonichi Kimura. Courtesy of Hiroshima Peace Memorial Museum.

Cette prise de conscience progressive d’une autodestruction périlleuse n’empêchera certes jamais la violence de prospérer. Bien plus, cette indignation et ce désarroi de plus en plus marqués accompagnent une surenchère croissante dans la barbarie, jusqu’à l’époque actuelle, ce que rappelle l’exposition. Comme un jeu de dominos fatal, chaque salle, tout en incarnant une période précise de l’histoire, laisse deviner la prochaine étape selon une scénographie soulignant la continuité tragique d’une humanité qui n’en finit plus d’être sacrifiée à la résurgence constante du mal.

On pourrait ainsi rapprocher les croquis cruels d'Otto Dix en 1924 des gravures réalisées par Goya un siècle plus tôt : même volonté de montrer, d'un coup de crayon d'un noir funèbre, l'horreur nue sans fausse pudeur, les chairs torturées et déchiquetées. Ces visions de cauchemar, Otto Dix les a esquissées au retour du front où il avait lui-même combattu pendant la Première Guerre mondiale. Des dessins réalisés «non pas pour empêcher la guerre, mais pour la conjurer», expliquera-t-il.

Conjurer en montrant ce qu'on ne voulait voir auparavant : peu à peu, les désastres deviennent effectivement plus visibles. Et les témoins plus proches du théâtre du drame. De la guerre de Crimée (1853-1856) où, pour la première fois, la photographie sert de reportage sur le front, jusqu'à la guerre de Sécession aux Etats-Unis, au cours de laquelle la mort est photographiée massivement, la confrontation au réel devient la règle, malgré la censure et les non-dits. Le journal satirique l'Assiette au beurre dénonce la colonisation brutale du Maroc comme les camps de concentration inaugurés, non pas outre-Rhin, mais en Afrique du Sud, où les Anglais baptisent ainsi les lieux d'enfermement, dans des conditions inhumaines, de 250 000 Boers (colons hollandais) à l'aube du XXe siècle.

Fascination. Le monstre ne va pas tarder à resurgir, toujours plus sanglant, encore plus inhumain. L'homme n'est plus qu'une victime angoissée en sursis dans l'autoportrait de Felix Nussbaum, qui peint la Peur sans savoir qu'il partira bientôt par le dernier convoi pour Auschwitz. La période la plus récente n'offre hélas que peu d'espoirs de rédemption : les guerres s'éloignent de l'Occident, mais les images des conflits s'imposent désormais dans notre quotidien, nous rappellent les collages de l'Américaine Martha Rosler. Elles se banalisent, exercent aussi parfois une fascination troublante, à l'instar de ces photos de reportage à l'esthétisation affichée. La guerre effraie, et c'est pour cette raison qu'elle subjugue, devient une source d'inspiration infinie dont cette exposition se fait l'écho.

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