Les laissés-pour-compte de la Silicon Valley

A San Francisco, la contre-culture des sixties a accouché d'un monstre numérique. Suscitée par les salaires mirobolants de la “tech”, la hausse des loyers exclut une population croissante. Lassée des promesses de partage de Google et Twitter.

Par Olivier Tesquet

Publié le 21 juillet 2014 à 00h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 05h16

27 mai. 6h50. Sur les raidillons déjà gorgés de soleil de San Francisco, une poignée de joggeurs dépasse à foulées régulières les propriétaires de chiens. En bordure d'Alamo Square et de ses maisons victoriennes bariolées, dix, puis vingt, puis trente personnes s'alignent le long d'un mur ­paré de glycines. A distance raisonnable de l'arrêt de « Muni » numéro 15012, d'où s'élance un trolley aux caténaires fatigués. Au jugé, l'étrange cortège, d'un silence presque monacal, n'excède pas les 35 ans.

Nous tentons d'établir un contact : « Can't, company policy », rétorque d'un ton sec mais poli Emily, un badge discrètement punaisé sur la doublure de sa veste. « Je ne peux pas, consignes de la direction. » Comme opportunément, un pullman d'un blanc immaculé, vitres teintées, vient cueillir ce parterre d'employés modèles. GBUS to MTV, Google Bus to Mountain View, direction le siège de l'entreprise – informatique – la plus puissante du monde, 34 miles au sud. Quinze minutes plus tard, c'est le même rituel, et les mêmes refus bien élevés, rabâchés comme un mantra. « Can't, company policy. »

Ennemis intérieurs

Le fond de l'air est paranoïaque, et pour cause. Il y a quelques mois, les « Google Bus » sont devenus des ennemis intérieurs, le symbole matériel d'une ville qui change si vite que sa peau se craquelle. Leurs pneus ont été lacérés, leurs itinéraires, bloqués, et un manifestant a même vomi son petit déjeuner en même temps que ses slogans frondeurs sur le toit de l'un d'entre eux. Chaque jour, ces navettes privées, exploitées par le géant du Net, mais aussi, dans des proportions moindres par d'autres compagnies de la Silicon Val­ley – de Facebook à eBay –, convoient 14 000 travailleurs ; dans un rayon d'un kilomètre autour des deux cents arrêts dont la ville est constellée, les loyers ont augmenté de 20 % ; et, pour certains habitants de San Francisco, ces intrus sont les catalyseurs d'un sentiment de défiance qui ne cesse de croître à l'encontre des employés de la « tech ».

L'ironie est mordante : il y a cinquante ans, « Furthur », un autre bus, celui de l'écrivain Ken Kesey et de ses Merry Prank­sters, propulsé au LSD, entamait son voyage inaugural à La Honda, à quelques kilomètres de là. C'était le début d'un prosélytisme hippie qui allait parcourir les Etats-Unis et les secouer de spasmes psychédéliques. Aujour­d'hui, plus une semaine ne s'écoule sans que la presse locale ou nationale ne s'inquiète de l'évolution d'une ville qui perdrait son âme à la vitesse d'un supercalculateur.

Cette âme, californienne, contre-culturelle, grignotée quartier par quartier au rythme effréné d'un anglicisme que nous connaissons aussi : la gentrification. Explosion des prix de l'immobilier, fracture spatiale et sociale : tout comme ils guettent le « Big One », assis sur la faille de San Andreas, les San Franciscains scrutent l'horizon, à l'affût d'un tsunami numérique qui pourrait bien les emporter sur son passage.

Entre 2007 et 2014, la rue a bien changé.

Entre 2007 et 2014, la rue a bien changé. Photo : Google street View

San Francisco explose

Au plus fort de la bulle Internet des années 90 (le fameux « dot-com boom »), San Francisco n'était encore qu'une banlieue de l'innovation. La Silicon Valley s'étirait au sud, le long de la route 101 – qui serpente entre des dizaines de sièges sociaux cubiques et les grands ensembles pavillonnaires de Palo Alto. Aujourd'hui, c'est San Francisco elle-même qui explose : le secteur y draine 7 milliards de dollars, trois de plus que dans la vallée (1). ll redessine la géographie ratatinée d'une cité qui voit plusieurs décennies de mixité sociale – latinos, beatniks, gays – se consumer aussi vite qu'une flaque de kérosène.

A SoMa, un ancien quartier louche au plan orthogonal, les développeurs en bermuda ont investi des entrepôts décrépis. Twitter y a installé son siège il y a deux ans, dans un bunker art déco posé au milieu des sans-abris du Tenderloin et des fonds de commerce abandonnés, à la faveur d'une exemption fiscale de la mairie. Deux miles à l'est, on retrouve Dropbox, leader du cloud, ses neuf cents salariés – vingt-cinq nouveaux par semaine –, ses bières à volonté et ses bureaux montés sur vérins hydrauliques ; un mile au sud, c'est Airbnb et sa salle de commandement, réplique exacte de celle du Docteur Folamour ; entre les deux, sur Brannan Street, des myriades de start-up bourgeonnent en guettant la bascule ­financière et les valorisations stratosphériques.

« En 2011, dans ce quartier, on recensait sept expulsions par an. Aujourd'hui, on en compte deux cent soixante-dix », s'énerve Erin McElroy, en tempêtant contre l'Ellis Act, une loi de 1985 qui permet aux bailleurs d'expulser leurs locataires à la faveur d'une revente. La quarantaine bouclée, tatouages et piercings, Erin milite au sein de l'Anti-Eviction Mapping Project, un collectif qui cartographie les expulsions de riverains. Sur son ordinateur, elle arbore un autocollant frondeur : STFO, « stay the fuck out », « gardez vos distances ». Après avoir fréquenté l'altermondialisme, l'écologisme radical et le mouvement Occupy, la militante a décidé de jeter ses forces dans une bataille contre les géants de l'Internet, estimant que son nouveau combat est l'évolution logique de sa pensée anticapitaliste : « Les grandes entreprises de la ­Silicon Valley ont beaucoup de pouvoir et un immense potentiel de contrôle. Elles ont profité de l'hospitalité de cette ville. »

C'est tout un symbole : en 2017, la plus haute tour de la ville – 326 mètres – sera achevée. Elle abritera les quatre mille salariés de Salesforce, un éditeur de logiciels de gestion, principal employeur de la ville. Aujourd'hui, à San Francisco, 8 % des salariés travaillent dans les nouvelles technologies. Dommage collatéral : une récente étude de la Brookings Institution montre que les inégalités de salaires croissent ici plus vite que n'importe où aux Etats-Unis. Gilles, un Français installé dans la baie depuis plus de dix ans, qui peut se gargariser sur son CV d'avoir été l'employé numéro 20 de Mark Zuckerberg, n'emprunte aucun détour : « Si vous ne travaillez pas dans la tech, c'est presque impossible de vivre ici. »

Les industries du numérique se sont déplacées de la Silicon Valley à San Francisco. Les quartiers du Nord-Est sont aujourd'hui livrés à des salariés au fort pouvoir d'achat.

Les industries du numérique se sont déplacées de la Silicon Valley à San Francisco. Les quartiers du Nord-Est sont aujourd'hui livrés à des salariés au fort pouvoir d'achat. Infographies : Samuel Rouge pour Télérama

Fragilisée par l'explosion des prix, la vie culturelle s'est déjà déportée vers Oakland, de l'autre côté de la baie, en passe de devenir le Brooklyn local. Et, dans certains lotissements flambant neufs de Valencia Street, où une poignée de taquerías mexicaines résistent tant bien que mal à l'essor des boutiques de meubles luxueux, il faut compter plus d'un million de dollars pour s'offrir un pied-à-terre. Une nouvelle norme, comme les salaires annuels à six chiffres. Dans les rues les plus cossues, les discrètes Tesla Model S, ces voitures électriques à 80 000 dollars, ont remplacé les 4X4 à large empattement et les décapotables clinquantes.

Peu à peu, les « yuppies » des années 90, croqués en leur temps par Oliver Stone ou Bret Easton Ellis, ont abdiqué face aux « techies ». Cette communauté aisée, jeune, diplômée et chaussée de baskets, les San Franciscains ne font que la deviner en journée. A l'heure du déjeuner, les salariés de Twitter ne quittent jamais leur bâtiment, rassasiés par le chef étoilé d'une cantine qui domine le voisinage. Autour, choyés dans des espaces de travail ludiques et suréquipés, des salariés dévoués, sans enfants, arrivent tôt, repartent tard, et traînent entre eux, dans leur bulle dorée. Forcément, ils irritent.

« Combien de Noirs travaillent dans ces entreprises ? » s'interroge Claudia. Institutrice diplômée de Berkeley, cette immigrée mexicaine de deuxième génération a cent vingt jours pour quitter le joli trois-pièces qu'elle occupe avec son mari chauffeur de taxi et leur fils de 5 ans, sur les pentes de Guerrero Street. La raison ? Un avocat de Google a décidé de racheter la grande bâtisse, qui abrite cinq appartements. « Je suis en guerre », fulmine-t-elle en serrant les dents. « La mairie a ouvert la porte à ces entreprises et, pendant ce temps, nous n'avons même pas de Wi-Fi dans mon école. Il faut détruire ces monopoles, mettre en place des lois antitrust. Vous savez, c'est une petite ville, vous devez vous intégrer. Ils ne peuvent pas se comporter comme s'ils étaient seuls au monde. »

Claudia, en cours d'expulsion, est en guerre contre un avocat de Google.

Claudia, en cours d'expulsion, est en guerre contre un avocat de Google. Photo : Robert Galbraith / Reuters

Seigneurs et serfs

Alarmiste, le Daily Beast évoquait l'année dernière « une Californie de plus en plus féodale », dans laquelle des seigneurs reclus sur les hauteurs de Pacific Heights exploiteraient des serfs du tertiaire. Jason, même pas 30 ans, refuse d'endosser ce costume (sans cravate) d'oppresseur. Cet ingénieur, fier d'avoir gagné ses galons sans être un produit de l'Ivy League (2), a rejoint Facebook en 2012, après avoir passé deux ans chez Google. Comme un bon millier de ses collègues, il loue un appartement au loyer prohibitif dans le quartier de Mission, épicentre de la mutation. « On est sans cesse comparés aux banquiers de Wall Street, alors que nous n'avons rien à voir avec eux », s'énerve Jason sans vraiment hausser le ton.

« Il y a une vraie différence de mentalité entre les start-up et les grandes firmes numériques », nuance Brian Clark en garant son VTT oxydé. Originaire de Detroit, ce jeune entrepreneur atypique « et complètement fauché » veut dégonfler la caricature. Il vit aux antipodes de l'opulence climatisée : avec une soixantaine d'autres oiseaux de son espèce, il partage une colocation géante, baptisée le ­Negev. Il y a encore quelques mois, il habitait sur le canapé d'un ami, après avoir été expulsé de chez lui. Un hackathon et 33 000 dollars de financement plus tard, il a conçu Vue, une application de mesure de trafic. Pour cet enfant d'ingénieurs passé par General Electric, il n'est pas question de thésauriser des montagnes de dollars. « Pourquoi attendre d'être millionnaire avant d'aider la communauté », demande-t-il en ingurgitant un café frappé.

Chaque semaine, il offre dix heures de son temps à Mission Bit, une ONG pour laquelle il dispense des cours de code à des élèves d'école élémentaire. Néanmoins, Brian reconnaît l'existence d'un problème : « La tech ne doit pas se cacher derrière son petit doigt. Tout le monde le voit, mais, à l'intérieur des entreprises, personne n'ose le verbaliser. » Ou alors en coulisses. Et de nous montrer les bouteilles à la mer jetées par quelques techies frustrés sur Secret, une application qui permet de partager anonymement ses confessions. « Mon travail est-il vraiment utile ? », s'interroge l'un d'entre eux, comme désarmé face à une fonction sociale indéfinie.

Secteur durable ou éphémère ?

« La question est de savoir si nous travaillons pour un secteur qui va s'installer ici dura­blement ou si ces nouveaux arrivants ne sont qu'une main-d'œuvre éphémère qui se trouvera une autre table de casino dans deux ans », s'inquiète Peter Cohen, qui dirige le Council of Community Housing Organizations (CCHO, « mais il faut prononcer "tchou-tchou" »), une coalition qui plaide pour des logements à prix modérés depuis trente-cinq ans.

Dans un pays où la nation revêt les contours de l'indi­vidu, l'oligopole numérique semble encore incapable de savoir quelle part il peut prendre dans la vie collective. Pour l'heure, telle une légion de Bill Gates, les géants se contentent du luxe de la main tendue au nom de la philanthropie : pour refroidir l'asphalte après les manifs contre ses bus, Google a offert 7 millions de dollars destinés à financer un programme de transports gratuits pour les jeunes ; et, fin mai, Mark Zuckerberg et son épouse ont signé un chèque de 120 millions de dollars à destination des écoles de la Bay Area. C'est beaucoup, et paradoxalement bien peu.

Contrairement à la sidérurgie, à l'agroalimentaire ou même aux assurances, les chapelles numériques n'ont rien d'autre à vendre que des promesses d'avenir. Elles sont bâties sur la confiance, sinon la croyance, de leurs utilisateurs. Qu'elles sont en train d'abandonner au bord de la route ? « Les entreprises de la tech ont bâti leur modèle économique en même temps que leur mythologie. Elles construisent une utopie, mais une utopie pour elles-mêmes », analyse Fred Turner, directeur du département des sciences de la communication de l'université de Stanford, depuis son bureau lumineux, situé à quelques hectomètres de la salle dans laquelle Google a vu le jour.

Pris pour cible au début de 2014, les « Google Bus » symbolisent l'inégalité croissante.

Pris pour cible au début de 2014, les « Google Bus » symbolisent l'inégalité croissante. Photo : Robert Galbraith / Reuters

Volontiers hétérodoxe, le chercheur n'hésite pas à dresser un parallèle entre « les nouveaux communalistes » – ces communautés autonomes des années 60 qui prônaient le retour à la nature sous des dômes géodésiques plutôt que de manifester contre la guerre du Vietnam – et la cloche hermétique de la Silicon Valley. « Dans les deux cas, elles sont portées par des hommes qui pensent pouvoir échapper à la politique », fait-il remarquer.

Scinder la Californie en six Etats

Aujourd'hui, ces « cow-boys nomades », comme les nomme Turner, s'appellent Sergey Brin, le cofondateur de Google, ou Peter Thiel, l'un des premiers argentiers de Facebook. Ce sont des libertariens connectés en réseau qui croient avant tout au pouvoir émancipateur de la technologie et à une liberté individuelle absolue. En même temps qu'au désengagement de la puissance publique. Tim Draper, un venture capitalist (3) vétéran qui a investi dans des centaines de start-up, bobine à jouer dans Dallas, voudrait même scinder la Californie en six Etats pour autonomiser la vallée. « Nous payons des taxes ­délirantes pour le pire service public », s'indigne-t-il en réajustant sa cravate. « Nous devons reprendre possession du gouvernement. » Pour le faire disparaître ou se substituer à lui ?

Perché dans un penthouse qui domine le Bay Bridge, dont une section porte son nom, l'élégant Willie Brown veut encore croire à la conscience politique de ces nouveaux maîtres du monde. Entre 1996 et 2004, il a été le premier maire afro-américain de San Francisco. « Les entreprises qui se développent aujourd'hui doivent faire partie de la ville, du voisinage, de la culture, et ça viendra », assure-t-il en se renversant dans son fauteuil moelleux. En visite de courtoisie au mois de février, François Hollande lui-même répétait ce vœu pieux : « C'est ici, en Californie, à San Francisco, que s'invente le monde de demain. » Et les problèmes d'aujourd'hui.

(1) Source : Martin Prosperity Institute.
(2) L'Ivy League regroupe huit universités prestigieuses du nord-est des Etats-Unis : Brown, Columbia, Cornell, Dartmouth, Harvard, Pennsylvanie, Princeton et Yale.
(3) Aussi appelés « capital-risqueurs » en français, ils épaulent financièrement les start-up lorsqu'elles prennent leur envol. En ce sens, ils sont essentiels dans l'écosystème de la Silicon Valley.

A lire

Aux sources de l'utopie numérique : de la contre-culture à la cyberculture, de Fred Turner, 430 pages, C&F éditions (2013).

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