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Comment les religions font le ménage dans leurs finances

La crise de 2008 a obligé les grandes religions monothéistes à préciser leur position par rapport à la finance, mais la théorie n'est pas cohérente avec la pratique.

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Publié le 25 juillet 2014 à 17h31, modifié le 28 juillet 2014 à 10h14

Temps de Lecture 11 min.

Les opérations délictueuses qui ont entaché la réputation de l'Institut pour les œuvres de religion (IOR) — la « banque du pape » — appartiennent au passé, a assuré le 10 juillet Jean-Baptiste de Franssu, tout juste nommé à la tête de cet établissement après plusieurs années dans un cabinet de conseil en fusion-acquisition.

La crise économique de 2008 a obligé les grandes religions monothéistes à préciser leur position par rapport à la finance, un point de vue pas toujours cohérent avec la façon dont elles gèrent leurs propres affaires.

Pour le pape François, la religion est claire en matière d'économie et de finance : ces dernières ne doivent pas exclure la solidarité. Dans cette perspective, il est urgent, dit le pape, de mettre en œuvre « une réforme financière qui soit éthique et qui entraînerait à son tour une réforme économique salutaire pour tous ». Et il lance un appel aux dirigeants politiques et « aux maîtres de la finance ». « L'argent doit servir et non pas gouverner ! »

Mais qu'en est-il dans la pratique pour le Saint-Siège ?

Les opérations délictueuses qui ont entaché la réputation de l'Institut pour les œuvres de religion (IOR) — la « banque du pape » — appartiennent au passé, a assuré le 10 juillet Jean-Baptiste de Franssu, tout juste nommé à la tête de cet établissement après plusieurs années dans un cabinet de conseil en fusion-acquisition.

« Aujourd'hui, les règles sont très strictes (…), le pape est guidé par trois grands principes en ce qui concerne les activités administratives et financières : la transparence, la responsabilité et la tolérance zéro. Il ne protégera personne (…), même au sein de l'Eglise. »

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L'IOR a été mis en cause pour le recyclage d'argent sale, y compris celui de la Mafia, et pour des malversations sur la gestion des comptes. Au point que la fermeture de la banque a été un temps envisagée. Finalement, il a été décidé que l'IOR allait poursuivre sa mue pour devenir une banque aux dépôts limités qui s'occupera essentiellement des services bancaires du clergé, des congrégations, des diocèses et des laïcs employés par le Vatican. La banque a par ailleurs décidé de limiter considérablement ses investissements.

Une nouvelle ère s'ouvre donc pour le Vatican, où les comptes de l'IOR ont été rendus publics, pour la première fois en octobre, sous la pression des autorités européennes. Ces données sont désormais accessibles sur le site de l'institution.

Lire (édition abonnés) : Article réservé à nos abonnés La très secrète banque du Vatican s'essaie à la transparence

En France, l'église catholique n'est pas tenue de publier ses états financiers au niveau national et elle se contente de présenter les données agglomérées des différents diocèses

Pourtant, l'Eglise n'est pas néophyte dans le monde de la finance : en 2008, en pleine crise sur les marchés, la Conférence des évêques de France met en place un fonds nommé Ethica et investit sur des actions d'entreprises conformes aux critères éthiques de l'Eglise (le produit est d'ailleurs très rentable).

Il en va différemment au niveau local : toutes les associations cultuelles (dont les diocèses catholiques) doivent rendre leurs comptes publics au Journal officiel (au dessus de 153 000 euros de dons par an).

Reste à savoir les lire. Du coup, certains font un effort de pédagogie supplémentaire : depuis deux ans, le diocèse de Paris publie son « Panorama économique », et, depuis un an, il inclut une page sur les emplois et les ressources de la trésorerie.

« Il est aussi important, dans le contexte économique actuel, de montrer nos gros efforts pour maîtriser nos dépenses, chaque euro dépensé étant un euro reçu en don », justifie Philippe de Cuverville, nommé à la tête des affaires économiques du diocèse de Paris et ancien secrétaire général de SFR, après être passé par le groupe de négoce de matières premières Louis Dreyfus.

Professionnalisation de la gestion des finances

Cette professionnalisation des responsables financiers au sein du monde religieux n'est pas étrangère aux autres confessions, comme l'Eglise anglicane, qui a débauché un ancien cadre du secteur pétrolier pour en faire son archevêque.

L'archevêque de Cantorbéry, Justin Welby, n'a eu cesse d'inviter ses ouailles de la City à la repentance en leur rappelant les paroles de l'Evangile : « Nul ne peut servir deux maîtres (…), Dieu et l'argent » (Matthieu 6, 24).

Justin Welby n'a eu cesse d'inviter ses ouailles de la City à la repentance en leur rappelant les paroles de l'Evangile : « Nul ne peut servir deux maîtres (…), Dieu et l'argent » (Matthieu 6, 24).

Il a également pris position, dès son arrivée, contre les prêteurs, qui permettent aux ménages d'outre-Manche de vivre à crédit, d'être « moralement en tort », les comparant aux usuriers de l'Ancien Testament. Et sa proposition de limiter le montant qu'un individu peut devoir à une société de prêt avait été soutenue par le Parti travailliste.

Lire (édition abonnés) : Article réservé à nos abonnés Un ancien pétrolier prend la tête d'une Eglise anglicane au bord du schisme

Problème, quelque temps plus tard on découvrait que l'Eglise anglicane avait investi dans le capital de l'un de ces prêteurs, Wonga, qui propose des taux d'intérêt équivalant à 5 853 % en termes annuels (concrètement, un prêt de 1 000 livres sterling donnait lieu à des intérêts de 58 530 livres). Selon la politique de l'Eglise anglicane, il est déconseillé d'investir dans des activités relatives à l'alcool, aux jeux d'argent ou impliquant des taux d'intérêt élevés.

Toutefois, cette politique peut évoluer : « L'ambiguité fait partie de la vie », philosophe le comité d'éthique de l'Eglise anglicane, qui a, à ce titre, revu sa position sur l'alcool et, en juin dernier, a décidé de ne plus l'exclure de son champ d'investissement… ce qui lui permet de prendre des parts dans les supermarchés britanniques, qui sont désormais les plus gros distributeurs d'alcool du royaume.

Ce pragmatisme semble réussir à l'Eglise d'Angleterre : la gestion de ses actifs (plus de 6 milliards de livres sterling, soit environ 7,7 milliards d'euros) a connu une performance de 15,9 % en 2013. Sur les vingt dernières années, la rentabilité des actifs cléricaux cabote autour de 9,6 % par an, mieux que la plupart des professionnels du secteur.

L'argument du comité d'éthique pour investir dans des domaines à dimension spéculative, comme des actions de compagnies pétrolières (Shell et BP),  de banques (HSBC et Barclays), d'assureurs (Lloyds et Prudential), le capital investissement ou l'immobilier : assurer l'avenir des générations futures, comme les actuels bénéficiaires. En d'autres termes : du long terme qui n'exclut pas l'urgence de rentrées d'argent frais.

En France, l'Eglise protestante insiste sur la répartition entre local et national. En effet, le synode (la réunion des dirigeants des différentes paroisses et églises) de 2013 a consacré la naissance de l'Union nationale des associations cultuelles de l'Eglise protestante unie de France, donc concrètement de la fusion des comptes luthériens et réformés.

« La création de l'Eglise protestante unie, avec toutes ses incidences immobilières, administratives et financières, a nettement augmenté l'activité du service financier et immobilier du siège, mais a aussi permis de renouveler certaines pratiques et procédures », explique le document consultable sur le site de la nouvelle instance (au format PDF, à partir de la page 47).

Le synode a ainsi fait la lumière sur son fonctionnement de façon volontairement pédagogique, en répondant à la question « Comment sont utilisés les 100 euros » que donne un fidèle ?

Le rapport financier (à partir de la page 283) témoigne notamment de la transparence de la réflexion sur l'aide à des paroisses mélangeant politique et religieux (Madagascar) ou la pratique de malversations financières (République centrafricaine)…

S'en remettre à l'éthique personnelle ?

L'aisance à communiquer sur la dimension financière de la vie de la communauté juive en France n'est pas aussi flagrante. Pourtant, le nouveau grand rabbin de France, Haïm Korsia, élu en juin, n'est pas un nouveau converti au monde économique : titulaire d'un MBA de l'école de commerce de Reims, il a présenté, pour ce diplôme, un mémoire traitant d'une stratégie de développement pour le rabbinat français.

L'affiche de la conférence donnée par Haïm Korsia, alors en campagne pour devenir grand rabbin de France.

Lors d'un colloque à Luxembourg, pendant sa campagne pour prendre la succession du rabbin Gilles Bernheim, il avait insisté sur la question suivante : « Qu'est-ce qu'on fait avec ce qu'on amasse ? » Répondant pour sa part : « Si on amasse pour amasser, c'est une catastrophe », et d'inviter le plus grand nombre à participer à « la création d'un corpus de valeurs qui puisse encourager l'éthique personnelle des dirigeants, des financiers, des banquiers ».

« Ce n'est que l'éthique personnelle des femmes et des hommes dans le monde de la finance qui va pouvoir protéger le système », jugeait-il enfin. Dans la pratique, l'éthique individuelle suffit-elle ?

« Les comptes du Consistoire central sont audités par un commissaire aux comptes et envoyés à la préfecture, comme pour n'importe quelle association », explique Frédéric Attali, son directeur général. « Ils sont présentés en assemblée générale, et environ 40 000 personnes y ont accès ; il est difficile de faire plus transparent », argue-t-il.

Remous au consistoire de Paris

Même démarche au consistoire de Paris. Dans cette assemblée, qui gère des biens beaucoup plus importants que le Consistoire central (lequel ne possède que son siège), la question de la transparence des comptes a toutefois été soulevée dans le cadre de la dernière assemblée générale, en mai.

Des remous, également relayés sur Internet, qui s'expliquent par « la situation délicate des finances franciliennes », selon Michael Azoulay, rabbin de Neuilly : « Il y a de grosses inquiétudes concernant le départ d'importants donateurs en Israël depuis un an. »

Les craintes économiques justifieraient donc le besoin accru de transparence et de débat. En fait, depuis plusieurs années, des membres de la communauté dénoncent un fonctionnement opaque, en contradiction avec les exigences éthiques revendiquées par ses dirigeants.

« Il faut en finir avec les certificats de cacherout [garantissant qu'une nourriture ou une boisson est cacher] limités à une production ponctuelle qui coûtent chers aux consommateurs », dénonçait ainsi Avenir du judaïsme lors de l'élection du grand rabbin de France. La même association a souligné le déficit de 1,6 millions d'euros des comptes annuels du consistoire de Paris, dont le communiqué officiel aurait « occulté quelques faits gênants ».

Une opacité que l'on retrouve dans les autres consistoires, même les plus communicants, comme celui de Marseille, qui permet de consulter le compte-rendu de son assemblée générale de son en ligne… sauf la partie comptable.

Charité et opacité

Les mosquées françaises doivent satisfaire le même niveau d'exigence, en remplissant leur obligation de publier au Journal officiel. Mais l'obligation de publier ses comptes au-delà de 153 000 euros de dons n'est assortie d'aucune sanction en cas de non-respect de cette obligation.

La Mosquée de Paris assure que ses comptes peuvent etre consultés sur demande. Reste que très peu d'informations sont transmises concernant les finances de l'islam français, malgré le scandale récent du détournement de l'argent destiné au chantier de la mosquée de Nanterre.

La commission théologique de la Grande Mosquée de Paris a ainsi mis en ligne le montant de l'aumône obligatoire pendant le ramadan ainsi que des coordonnées bancaires permettant de s'en acquitter. « La Mosquée de Paris vient régulièrement en aide aux sans-abris, aux nécessiteux et aux plus démunis à travers son action sociale et religieuse », affirme-t-elle, sans toutefois avancer de bilan chiffré de son action.

« Concernant le marché halal, il n'y a aucune transparence sur les revenus direct des ventes de certificats halal », témoigne Florence Bergeaud-Blackler, chargée de recherche au CNRS. Seule la SFCVH, l'agence de certification de la Mosquée de Paris, les déclarerait aux greffes et à l'Institut national de la propriété industrielle.

  • Lionel Pagès / Ville de Cergy

  • Lionel Pagès / Ville de Cergy

  • AFP/PHILIPPE HUGUEN

  • AFP/PHILIPPE HUGUEN

  • Grande Mosquée de Saint Etienne

  • Association des musulmans de Clamart

  • www.trouvetamosquee.fr

  • LAIDI-CHATEIGNER ARCHITECTES

  • Centre Annour Mulhouse

  • Centre Annour

  • www.trouvetamosquée.fr

  • ADL ARCHI

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Pourtant de nombreuses questions se posent, tant sur l'économie des produits halal, le financement des lieux de culte ou encore son système financier.

Le boom de la finance islamique

Le président du Conseil français du culte musulman (CFCM), Dalil Boubakeur, recteur de la Grande Mosquée de Paris, n'a pas souhaité s'exprimer. Et « il ne parle jamais de la crise financière », confirme son chargé de communication, Sliman Nadour, « mais seulement de la crise économique et sociale ».

Ce qui fait sens dans la mesure où l'islam possède son propre système financier et ne se sent pas lié aux errements de Wall Street ou de la City. Née en 1963 en Egypte, la finance islamique pourrait représenter jusqu'à 1 500 milliards d'euros cette année.

Parmi ses grands principes fondateurs (outre l'interdiction d'investir dans le jeu, l'alcool, la pornographie, l'élevage de porcs), prévaut tout particulièrement la prescription de l'usure, admise par l'ensemble des religions pendant des siècles… jusqu'à ce que, au XIXe siècle, les autres religions fassent une utile distinction avec l'intérêt, explique le chercheur Michel Lelart, du Laboratoire d'économie d'Orléans. Contrairement au Coran :

« Ceux qui bénéficient d'intérêts seront bannis comme ceux que le démon a rendus fous. »

A cette contrainte s'ajoute l'obligation de partage non seulement des bénéfices, mais aussi des pertes ! Concrètement, cela se traduit, dans le cas de produits obligataires conformes aux principes de la finance islamique, d'accepter de perdre une partie de l'investissement en cas de contre-performance — alors que ce dernier est sanctuarisé avec des obligations classiques.

Pour contourner la notion d'intérêt, le produit est adossé à des actifs dont la performance rémunère l'apport en capital. Ces titres de dette, appelés « sukuks », ne sont pas encore émis en euros, mais, en France, les musulmans ont désormais deux contrats d'assurance-vie conformes à la loi islamique pour épargner en respectant leurs principes religieux.

En 2006, un rapport montre que les immigrés en France envoient chaque année 8 milliards d'euros dans leur pays d'origine et que plus de la moitié de cette somme pourrait intégrer le système bancaire français si celui-ci développait une filière halal. En 2008, deux professeurs, Elyès Jouini et Olivier Pastré, formulent dix propositions pour attirer 100 milliards d'euros grâce à la finance islamique.

Projection du marché français de la finance islamiques selon trois scenario

En 2010, Christine Lagarde, alors à Bercy, obtient un cadre fiscal pour les sukuks. Mais, outre la complexité des montages financiers, le manque de transparence fiscale des fonds et des structures de protection de patrimoine opaques inquiètent les régulateurs occidentaux. La difficulté d'auditer les comptes en raison de normes comptables différentes est une autre interrogation.

Enfin, l'absence de séparation entre les avoirs des familles royales et ceux de l'Etat dans les pays du Golfe pose des problèmes de bonne gouvernance. Depuis le 11 septembre 2001, l'Arabie saoudite a vu certains de ses dons bloqués par Tracfin, la structure du ministère de l'économie qui surveille les flux financiers. L'aide passerait désormais par les grandes fortunes du Golfe…

Entre modernité et tradition, les religions ont encore du travail pour déterminer l'étroit chemin entre la rigueur morale et leurs nécessaires besoins de financement.

L'archevêque de Canterbury a appelé, dans un disours à la Chambre des Lords, le mois dernier, à une troisième voie, entre l'idéalisme de la « main invisible » de marchés qui s'auto-réguleraient et l'idée toute aussi idéaliste de l'émergence spontanée du bien commun. « La crise a montré que la réduction du risque [financier] exigeait deux éléments : le contrôle des marchés de l'extérieur, mais aussi une haute idée de la morale par les acteurs-mêmes du monde de la finance. » Une double exigence qui vaut pour toute finance... la plus « sainte » soit-elle.

Lire (édition abonnés) : Article réservé à nos abonnés La City de Londres veut devenir le pivot international de la finance islamique
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