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Airbnb, BlaBlaCar, Drivy : partager, c'est gagner

Derrière les start-up à l'idéal écolo-solidaire, il y a des sociétés multimillionnaires. Esprit du partage, es-tu toujours là ?

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Publié le 25 juillet 2014 à 12h01, modifié le 09 octobre 2014 à 09h15

Temps de Lecture 12 min.

Chambre, voiture, outils, animaux... tout est susceptible d'être loué et/ou partagé dans la sharing economy, ou économie collaborative.

Quand, en vacances à Cuba, vous logez chez un médecin qui loue chaque chambre de sa maison, propose d'être votre guide et de vous louer son vélo, c'est le tiers-monde, un signe de naufrage économique. Si, en vacances à New York, vous logez chez l'habitant dans un loft à Brooklyn, c'est de la sharing economy et c'est génial.

Dans cette nouvelle économie du partage, chacun prête sa maison, sa voiture, son temps, avec les meilleures intentions. Une économie que l'on a encore du mal à chiffrer, mais qui prend de l'ampleur. Parce qu'elle trouve « débile d'avoir une voiture garée dans la rue toute la journée », Sylvie, mère célibataire de 52 ans et habitante d'une ville du sud de la France, loue sa voiture sur Drivy, en plus d'une chambre sur Airbnb. Evidemment, des jardins ouvriers aux chambres d'hôtes, les petits gagne-pain extraprofessionnels ne sont pas nouveaux. Mais Internet leur a donné une envergure exceptionnelle et un vernis vertueux.

DES SOCIÉTÉS SOUVENT FINANCÉES PAR DES FONDS D'INVESTISSEMENT

Selon la terminologie en vigueur, Sylvie ne fait pas de travail au noir, mais participe à « l'économie de partage », une appellation qui nous ferait oublier que le philosophe Pierre Rabhi et le moine bouddhiste Matthieu Ricard ne sont pas à l'origine de ces initiatives.

Il s'agit plutôt de sociétés, souvent financées par des fonds d'investissement, atteignant parfois des valorisations extraordinaires. Dernier exemple en date : BlaBlaCar, une société française de covoiturage, vient de lever 100 millions de dollars pour poursuivre son développement. « Il y a une tension inhérente à rappeler que des business multimilliardaires comme Airbnb [le leader des sites de partage d'appartements] et Uber [site de voitures avec chauffeur] sont fondés sur le partage », reconnaît Rachel Botsman, l'universitaire qui a popularisé l'expression d'« économie collaborative » dans son livre de 2010, What's Mine Is Yours (Ce qui est à moi est à toi, Collins).

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« C'est effectivement malin de maximiser la capacité existante, mais il ne s'agit pas seulement de gens qui adorent partager », rappelle Diouldé Chartier de D'cap Research, agence d'études et de conseil à l'origine d'un observatoire sur les « solutions de débrouille sous la contrainte ». Etre propriétaire à plusieurs, « c'est un truc que les pauvres font par nécessité et qui est devenu vaguement hype avec la mouvance écologique ».

LE MOTEUR PRINCIPAL : GAGNER UN PEU D'ARGENT

Mais, rappelle-t-elle, le moteur principal de cette économie n'est pas de partager mais de récolter un peu d'argent. « Ça ne te dérange pas d'avoir quelqu'un que tu ne connais pas dans ta salle de bains ? », a dit une de ses copines à Martine, 62 ans, qui a inscrit une chambre de son F3 sur le site Homestay. Si, si bien sûr. Tout comme elle n'a pas aimé celui qui rapportait des sacs McDo tous les soirs, l'odeur de graillon dans le salon. « Mais tu gagnes ta vie aussi... »

Près de 2 500 euros cette année en ce qui la concerne, soit un mois et demi de son salaire de travailleuse sociale en plus. Sylvie, elle, paie l'entretien de sa voiture avec ce qu'elle gagne sur Drivy, les charges de sa maison avec Airbnb. En free-lance, elle avait connu deux mauvaises années en 2011 et 2012, « ça [lui] a permis de sortir la tête de l'eau ».

« La nécessité crée des choses vertueuses, mais il ne faudrait pas en conclure qu'on est passé dans l'ère de la post-possession. »

Dans beaucoup de cas, note encore Diouldé Chartier, « on ne partage pas pour se désengager de la propriété mais pour la garder ». Le covoiturage amortit le coût de l'automobile et permet de ne pas y renoncer. « La nécessité crée des choses vertueuses, mais il ne faudrait pas en conclure qu'on est passé dans l'ère de la post-possession. »

Lire le billet de blog : De l'intérêt de l'autopartage entre particuliers

« Je n'ai jamais essayé de dire que c'était un système anticapitaliste en rupture avec la consommation », se défend Paulin Dementhon, 35 ans, fondateur de Drivy. Avant de lancer ce site de location de voiture entre particuliers, ce diplômé de HEC avait commencé par une plateforme de covoiturage. « C'est du vrai business. J'ai horreur qu'on nous présente en système artisanal. Le particulier à particulier, c'est plus agile, plus efficace que les grosses boîtes pyramidales. »

A son échelle, Sylvie en témoigne : « Les gens qui louent ma voiture sont souvent des Parisiens. Ils arrivent le vendredi soir à 22 heures, les loueurs sont fermés et, le dimanche soir, ils ne peuvent pas la rendre... Moi, je vais les chercher à la gare. »

BEAUCOUP DE PRÉTENDANTS À DEVENIR LES NOUVEAUX AIRBNB, PEU D'ÉLUS

Sur Internet, quantité de sites ambitionnent désormais de devenir les Airbnb du... dépannage à domicile (Ding Dong), du stockage (Costockage), des salles de réunion (Bird Office), voire de l'animal domestique (Animal-futé)... Tous essaient de trouver l'équation de ce qui peut faire un succès. Mais, en économie collaborative comme en football, on analyse mieux les mauvaises stratégies les lendemains de match. Pour qu'un marché émerge, il faut d'abord de la capacité disponible (une voiture garée 90 % de son temps), une valeur économique à l'échange (notre aptitude à changer nos comportements dépend de ce qu'on y gagne), de faibles coûts de transaction et une offre suffisante.

Voilà pourquoi la perceuse est le contre-exemple par excellence. Elle a bien une durée d'exercice de douze minutes sur toute sa vie. Mais prendre contact avec des inconnus pour une transaction de 3 euros pour un objet qui en coûte 30 chez Leroy Merlin, sachant qu'on n'a pas tant d'occasions que ça de percer des murs... C'est beaucoup de « friction », comme ondit dans les start-up pour parler des efforts requis, pour un simple trou.

Chambre, voiture, outils, animaux... tout est susceptible d'être loué et/ou partagé dans la sharing economy, ou économie collaborative.

On guette l'avenir de La Machine du Voisin, un site qui permet, comme son nom l'indique, d'aller faire sa lessive chez le voisin. Il est vrai que le lave-linge, comme la voiture, tourne peu sur une journée. Laver son linge chez un voisin pour 3 euros, est-ce vraiment plus intéressant qu'à la laverie ? Peut-être. Histoire de faire (aussi) des rencontres en pliant ses culottes.

Lancées par des jeunes, ces start-up règlent souvent les problèmes de ceux qui leur ressemblent. On y parle « valo » (valorisation financière), « évangélisation » (faire évoluer un comportement) et « friction ». Les Etats-Unis ont déjà vu se développer quinze sites collaboratifs autour du linge sale. « Les idées de start-up de partage des étudiants s'adressent toujours à une cible de jeunes actifs plutôt nomades », plaisante une prof en école de commerce.

LES SITES VENDENT LA CONFIANCE QU'ON PEUT PLACER EN LEURS UTILISATEURS

« L'énorme secteur qui reste à développer est celui des services à la personne », croit Paulin Dementhon de Drivy. « Quand on cherche une baby-sitter, on en est encore à appeler ses amis... » A l'heure où l'auto-stop a disparu, où les crèches interdisent les gâteaux d'anniversaire faits maison, les sites de consommation collaborative vendent tous la même chose : la confiance qu'on peut placer en leurs utilisateurs. « J'avoue que, quand je vais me coucher, je n'ai pas peur de laisser mon sac à main visible dans le salon », raconte Martine, qui sous-loue une chambre de son F3 parisien quelques jours par mois.

La première fois que Géraldine a loué une voiture avec des amis par l'intermédiaire de Drivy, une femme est venue leur apporter sa Clio à la gare de Brive-la-Gaillarde. Cela correspondait au type de véhicule qu'elle aurait choisi chez un loueur, au petit autocollant de pin-up à l'arrière près. Quand sa fille s'est assise sur le siège enfant et s'est essuyé les pieds sur le dos du siège du conducteur, Géraldine l'a grondée. « Tu salis la voiture de la dame ! » Une remarque qu'elle n'aurait probablement pas faite dans une voiture Avis.

Quand Adeline, jeune et jolie étudiante lilloise, a annoncé à ses parents qu'elle avait trouvé une voiture qui l'emmènerait de Lille à Lyon sur BlaBlaCar, sa mère n'en a pas dormi de la nuit. Aujourd'hui, elle se demande pourquoi. Non pas que le voyage se soit bien passé. Au contraire, la voiture est tombée en panne. Mais c'était formidable !

« Il y avait une femme plus âgée que nous qui disait qu'il fallait profiter du moment présent... »

Sur les six passagers de la voiture, un seul râlait. Pas sûr qu'ils auraient réagi de la même façon si le contrôleur d'un train en panne ou un loueur d'Avis les avaient invités à profiter du moment présent. Et c'est tout le génie de ces sites. Si votre interlocuteur n'est pas le représentant d'une entreprise mais un particulier, non seulement vous acceptez plus volontiers les défaillances, mais vous faites plus d'efforts. C'est ce qui explique que les sites de partage vous encouragent à poster votre photo, à indiquer le plus de choses possible vous concernant. On traite mieux quelqu'un qu'on connaît.

UNE TENDANCE À LA CONSOLIDATION

Autre point crucial pour une nouvelle plateforme, il faut une masse critique, un catalogue d'offres suffisant. C'est tout le paradoxe de l'économie collaborative qui joue le small is beautiful alors que, pour un site, avoir le monopole est un réel avantage. Plus une plateforme a d'offres, plus le particulier a de chance de trouver ce qu'il cherche. D'où les mouvements de consolidation en marche dans tous les secteurs.

Dans la location de voitures de particulier à particulier, la France est un des pays qui a vu éclore le plus d'initiatives – plus d'une douzaine de sites. Mais la plupart ont dû se vendre les uns aux autres faute de disposer d'un quadrillage géographique suffisant pour que les utilisateurs y trouvent ce qu'ils recherchent.

Le problème quand on devient gros, c'est de réussir à « rester un village », pour reprendre la métaphore souvent utilisée par Airbnb. Les early adopters (utilisateurs pionniers) des systèmes collaboratifs sont les plus zélés et mettent une énergie folle à préserver cet esprit « village ». Martine, qui loue une chambre sur Homestay, est allée chercher des jeunes à la gare, a relu le rapport de stage en français d'une étudiante anglaise. La plupart des personnes contactées pour cet article mettent un point d'honneur à raconter les confitures maison proposées au petit déjeuner, l'Australien enchanté par la recommandation d'un restaurant, la visite commune d'un monument de la ville.

« Quand les choses changent d'échelle, elles changent forcément de nature »,

Mais que deviennent ces relations très personnelles quand les sites grossissent ? Odile et Philippe, des médecins retraités qui cherchaient une voiture pour l'été, sont tombés sur plusieurs offres avec différentes adresses et un même numéro de téléphone. « Qui sont ces gens qui ont plusieurs voitures à louer ? »

En louant un appartement à Londres, Claire, agricultrice, n'y a jamais rencontré de particulier. En vacances en Grèce, Sylvie a loué une maison formidable, mais a compris que la personne qui la lui louait gérait plusieurs propriétés. En prenant de l'ampleur, les sites attirent des acteurs qui se professionnalisent et les services fournis ressemblent de plus en plus à ceux d'hôtels. Airbnb n'a décollé que lorsque le site a envoyé des photographes professionnels chez les gens pour mettre en valeur les logements proposés. Le site Zenpark met en contact particuliers et entreprises en mutualisant par exemple les places de parking des hôtels.

Est-on toujours dans le particulier à particulier ? « Quand les choses changent d'échelle, elles changent forcément de nature », fait valoir Diouldé Chartier. C'est aussi l'argument des professionnels qui paient des licences, des charges, respectent des régulations et digèrent mal la concurrence d'un secteur informel qui s'en affranchit. Sylvie et Martine ne déclarent pas leurs revenus de Drivy, Airbnb et Homestay.

DES SITES EN AVANCE SUR DES LOIS INADAPTÉES

D'autres utilisateurs se font payer sur Paypal et utilisent leur compte Paypal pour faire des achats en ligne... Si bien que cet argent ne transite jamais par un compte français et échappe au fisc. Ironiquement, l'économie de partage n'est pas dans la redistribution. « Il y aura forcément des encadrements, des règles fiscales à poser », concède Paulin Dementhon de Drivy. « Mais que des services soient illégaux n'empêche pas les start-up d'avancer », note Emmanuel Arnaud du site d'échange de maisons et d'appartements GuestToGuest.

Lire aussi : Tourisme : faut-il taxer les nuits sur canapé ?

Autrement dit, les sites de partage ne se comportent pas comme s'ils étaient en effraction, mais comme si, visionnaires, ils avaient un coup d'avance sur des lois inadaptées. Des villes comme Amsterdam et Hambourg ont changé leurs lois sur le bail, d'autres suivront sans doute. Du côté d'Airbnb, une armée d'avocats étudie les lois selon les pays... et s'adapte. « Plus un site est important, plus il se protège de la concurrence et des régulations », résume Rachel Botsman.

Tout le jeu consiste donc à employer un discours solidaro-utopiste en devenant le plus gros possible. Comme déclarait sur Twitter Marc Andreessen, le cofondateur du navigateur Netscape, figure de la Silicon Valley, aujourd'hui capital-risqueur et défenseur d'Uber, « une fois qu'un service devient plus pratique et qu'il est adopté, personne n'est prêt à revenir en arrière ». « On va inventer des trucs qui n'existaient pas, créer du travail en plus... », promet Paulin Dementhon.

« Nous vivions dans un monde où il y avait des gens et des entreprises. Maintenant nous sommes dans un monde où les gens peuvent devenir des entreprises en soixante secondes. »

Début juillet au Aspen Ideas Festival, un séminaire de conférences dans le Colorado, Brian Chesky, le cofondateur d'Airbnb, a lui aussi promis une nouvelle économie capable de résister à la crise et à l'automatisation en misant sur l'humain. Avant la révolution industrielle, a-t-il expliqué, « les villes étaient des villages dans lesquels chacun était une sorte d'entrepreneur ».

L'économie de partage nous permet de retrouver cette organisation. Elle va nous débarrasser des grosses chaînes franchisées. Tout pourra être à nouveau petit, a rêvé le patron du géant de l'hébergement, bientôt les restaurants seront dans les salles à manger : « Nous vivions dans un monde où il y avait des gens et des entreprises. Maintenant nous sommes dans un monde où les gens peuvent devenir des entreprises en soixante secondes. »

LE CREDO DES SITES DE SHARING : SE FIER À LA BONNE  RÉPUTATION

« C'est le levier positif de la familiarité et du côté humain qui rend acceptable que ce grand marché de la dérégulation soit présenté comme l'avenir... », résume Diouldé Chartier. A chacun selon ses biens et ses talents, mais aussi selon sa réputation. Adeline l'étudiante se targue de « ne jamais prendre de conducteurs qui n'ont pas cinq étoiles sur BlaBlaCar ».

C'est le credo des sites de sharing : les utilisateurs mal notés par la communauté ne font pas long feu et le service progresse. Dans le monde de demain, « plus vous ferez connaître votre bonne réputation, plus elle vous ouvrira de portes », a promis Brian Chesky dans sa conférence. Des sociétés développent déjà des projets permettant de mutualiser la confiance acquise d'un site à l'autre : les utilisateurs bénéficieraient de sortes de carte d'identité de la sharing economy, qui permettraient, par exemple, à celui qui a des « étoiles » sur BlaBlaCar d'y faire référence sur d'autres sites.

Mais le marché n'est pas toujours aussi vertueux. Une étude de la Harvard Business School montre que sur Airbnb, à logement équivalent, les loueurs noirs sont payés 12 % de moins que les blancs. « Pour éviter les discriminations, il suffirait que le site retire les photos des utilisateurs », observe Benjamin Edelman, coauteur de l'étude. Mais Airbnb ne le fera pas. La photo fait partie du succès commercial de la plateforme. « C'est facile d'apprécier ces entreprises. Mais elles soulèvent des questions dans leur façon d'ignorer les lois et le rôle de l'Etat... ».

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