“The Wire”, la série qui a conquis les banlieues

Et si la meilleure peinture des banlieues françaises était une série américaine ? Peu connue du grand public mais louée par les critiques, “The Wire” est devenue la référence culturelle d'une jeunesse en quête d'identification.

Par Arthur Frayer

Publié le 28 juillet 2014 à 00h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 05h17

Dans certaines cités de la banlieue parisienne, des canapés trônent au milieu des parkings et des immeubles. Exposés au vent et au soleil. « Les jeunes les ont mis là pour imiter les dealers de The Wire », explique Rachid Santaki, auteur originaire de Seine-Saint-Denis. Dans son quartier de Haute­pierre, à Strasbourg, le boxeur Ludovic Groguhé a lui aussi vu des jeunes sortir des bancs de musculation sur le trottoir. Pour faire « comme dans la série ». Pas étonnant. Sans que personne y prête attention, The Wire (Sur écoute) s'est imposée, depuis le milieu des années 2000, comme LA nouvelle référence culturelle des banlieues françaises.

La série créée par David Simon raconte, de façon hyperréaliste, le quotidien des flics et des vendeurs de drogue à Baltimore, Etats-Unis. On y suit les démêlés d'Avon Barksdale et de Stringer Bell, chefs de gang trafiquants d'héroïne, aux prises avec Marlo Stanfield, un jeune dealer aux dents longues. Le policier Jimmy McNulty, honnête et sans illusions, les traque, tandis qu'Omar Little, braqueur, homosexuel et franc-tireur, tente en permanence de dévaliser les vendeurs de drogue.

Une série pour intellectuels

Diffusée sur HBO, The Wire a souvent été présentée comme une série pour intellectuels. Une étude grandeur nature de la société américaine contem­poraine mettant à nu conflits raciaux, inégalités sociales et déviances du système politique. S'y croisent, sans jamais se rencontrer, des dealers, des professeurs, des camés, des flics, des avocats, des politiciens… Encensée par les médias et les universitaires, la série a été largement ignorée du grand public américain. En France, The Wire a rencontré un grand succès critique et a très largement infusé dans les barres d'immeubles des quartiers populaires. Aujourd'hui, les paroles des rappeurs, les surnoms que se donnent les jeunes et les codes des quartiers empruntent en grande partie à la série de Baltimore.

Pas de statistiques pour le démontrer, mais des références de plus en plus récurrentes dans la bouche des adolescents. Et une pelletée de titres rap adulant les gangsters de la série en guise d'étude quantitative. Plus d'une dizaine. De Booba – « J'suis Marlo Stanfield, ta mère la hyène, t'es McNulty » – à Fababy – « J'pense à gérer toute la tess, tu peux m'appeler Barksdale » –, en passant par Lino – « J'suis un genre d'Omar en hétérosexuel ».

Avant The Wire, de nombreux films et séries avaient ­déjà mis en scène le ghetto et ses trafics. A commencer par Scarface, de Brian De ­Palma, dont s'est revendiquée toute la génération des années 80. D'autres, comme Beat Street, The Warriors, Blood in blood (Les Princes de la ville), Boyz'n the hood, Les Affranchis ou, au début des années 2000, le film brésilien La Cité de Dieu, ont marqué les esprits. Aucun n'a cependant rencontré un tel engouement.

Le rappeur Fababy, du quartier du Pavé neuf, à Noisy-le-Grand, qui évoque la série dans son album La Symphonie des chargeurs, confirme : « Comme dans la vraie vie, les personnages baissent les prix de la drogue quand la qualité est mauvaise, et les grands qui sortent de prison se font dépasser par les petits qui ont pris la suite… » Une situation analogue à celle vécue dans les quartiers nord de Marseille aujourd'hui.

Pour comprendre ce succès, il faut aussi regarder les autres films sur les quartiers pauvres et ségrégués. Souvent caricaturaux et manichéens. « On y montre des types qui disent "z'y-va" ! moque Fababy. Ça fait des années que plus personne ne parle comme ça. » Ce souci de l'ultraréalisme explique que beaucoup aient visionné la série en VO et que la saison 2, centrée sur la vie des dockers, et donc plus éloignée de leur quotidien, soit décrite comme « bidon » et « trop légère ».

A contrario, le phénomène d'identification créé par The Wire s'appuie sur un casting en partie composé de jeunes issus du ghetto. Après le tournage, beaucoup y sont retournés et ont connu des fortunes diverses, parfois tragiques. Felicia Pearson, tueuse à gages à l'écran, a été arrêtée pour vente de drogue. DeAndre McCullough, comédien et ex-dealer quand il était ado dans la vraie vie, est mort à 35 ans d'une overdose en 2012. Donnie Andrews, ancien gangster dont la vie avait en partie inspiré le personnage d'Omar, est décédé de complications cardiaques.

Pas de flics, de journalistes ou de politiques

Au panthéon des personnages favoris de The Wire, on trouve sans grande surprise les bandits : Marlo Stanfield, Stringer Bell, Omar Little et, dans une moindre mesure, Avon Barksdale. Aucun flic ni journaliste. Encore moins un politique. « Stringer Bell, il ressemble aux mecs du 9-2 [Hauts-de-Seine], il pense business, après, il agit. A l'inverse, Avon [Barksdale], il serait plus comme les types du 9-3 [Seine-Saint-Denis], qui sont plus dans la violence, qui tirent et qui pensent après », décrypte Fababy. Berthet One avoue, lui, un faible pour Stringer Bell, le dealer qui prend des cours du soir, interprété par le charismatique Idris Elba. « Il y a plein de gars hyper instruits comme lui dans les quartiers français, qui investissent dans des magasins et des appartements avec de l'argent gagné salement. Des types qui dans un autre milieu auraient été avocats. »

Le plus surprenant est certainement l'immense sympathie pour le personnage d'Omar, Robin des bois gay du ghetto. « Omar est mon préféré, même s'il me ressemble pas du tout », admet le rappeur Booba. « C'est super osé mais très bien vu de faire d'Omar un homo, parce que c'est le mec qu'on aime bien. Beaucoup de rappeurs américains ont dit qu'ils étaient homos, ça ne choque plus personne, maintenant, dans le milieu hip-hop », raconte Berthet One.

Si les jeunes des quartiers populaires ont pu se projeter dans The Wire, la série leur a aussi permis de pénétrer d'autres univers : le monde politique, les lieux de pouvoir. Ils y ont découvert ce que beaucoup pressentaient sans le savoir : les petits arrangements entre amis, la logique du chiffre dans la police, les coupes budgétaires décidées en haut lieu… souvent sur le dos des habitants des quartiers pauvres. Un monde sans concession. D'une certaine manière aussi dur que le leur, et restitué avec le même souci de réalisme par David Simon. « Je savais pas tout ça. J'espère quand même que la réalité ne va pas jusque-là », glisse le rappeur Fababy. Il n'a jamais côtoyé ce milieu-là…

A lire

The Wire. L'Amérique sur écoute, sous la direction de Marie-Hélène Bacqué, éd. La Découverte, 280 p., 24,50 €.

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