Une presse sans pression : quand le journalisme prend son temps

La télé, le papier et même le Web se mettent à l'info qui carbure à la lenteur. Jusqu'à neuf heures d'émission sur une balade à reculons dans Tokyo ! Décélérer pour mieux informer, une nouvelle tendance ?

Par Pauline Bock

Publié le 19 juillet 2014 à 00h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 05h16

A l'origine, dans les années 80, il y avait le Slow Food, lancé en Italie pour combattre les fast-foods, par amour de la bonne chère et des spaghettis – qu'il vaut mieux manger lentement. Depuis, le mouvement Slow et son logo escargot ont gagné du terrain. En 2001, le Québec octroie à la lenteur sa journée internationale, le 21 juin. Partout, on voit fleurir du Slow Art, du Slow Travel… et du Slow Media, donc : un courant lent d'information, qualitative et non quantitative, en réaction à un monde toujours plus connecté à l'hyperactif Internet et aux réseaux sociaux.

Le terme apparaît en 2009 dans un article du Huffington Post américain. Les Allemands renchérissent en 2010 en lui consacrant un manifeste aux commandements aussi exigeants qu'obscurs : « les slow médias s'inscrivent dans la pérennité, promeuvent le mono-tâche et rendent la qualité palpable… » Le Slow News Movement clame sur son site que « le client est roi, et le client d'un journal se fiche de savoir qui a sorti l'info en premier ». En France apparaît le mook – mélange de « magazine » et de « book », livre – qui fait écho aux publications anglophones The New Yorker, Empire, Harper's Bazaar… Dès 2008, XXI investit kiosques et librairies, bientôt suivi par une myriade d'autres trimestriels ciblés, au design très étudié. A la télévision, parallèlement aux sujets express du JT, de drôles d'émissions – beaucoup, beaucoup plus longues – surgissent. En 2009, la chaîne publique norvégienne NRK place une caméra à l'avant d'un train de la ligne Oslo-Bergen : 500 kilomètres, sept heures d'antenne. Le 31 mars 2014, France 4 ose Tokyo Reverse, longue balade à reculons de neuf heures dans la capitale japonaise.

Paradoxe suprême, le slow se déploie aussi sur la Toile : de longs reportages, des webdocumentaires très chronophages, prennent de votre temps… Tandis que des applications, elles, vous promettent d'en gagner : Pocket vous permet de reporter une lecture à plus tard, hors connexion. Des sites (News.me, Summly, et bientôt Brief.me, lancé par un ancien du site Rue89) sélectionnent pour vous ce qui s'est dit de plus intéressant sur l'actu. Le mouvement Slow Web affirme courageusement que « l'internaute a une vie en dehors du Web et ne doit pas en être l'esclave ». Signe prometteur, même les jeunes s'y mettent : les étudiants du Centre de formation des journalistes de Paris ont créé Le Quatre Heures, un site de longs reportages fouillés.

Et ça raconte quoi ?

Tout… mais différemment, disent-ils. Pour Adrien Bosc, fondateur du mook Feuilleton, « il faut faire un pas de côté par moments, pour retrouver du sens ». We Demain s'attache à raconter le changement d'époque depuis la crise de 2008. « Forcément, on doit le faire avec du recul, sur le temps long, analyse Antoine Lannuzel, l'un des cofondateurs. Si l'on écrivait au quotidien, on ne capterait que l'écume. » Portrait ne publie, comme son nom l'indique, que de longs portraits. Le site Hors-série, de longues interviews filmées. La revue L'Eléphant, elle, se focalise sur la mémoire. La journaliste Guénaëlle Le Solleu et l'éditeur Jean-Paul Arif privilégient le savoir plutôt que l'information : « L'actualité va si vite qu'on a l'impression de ne rien retenir. » Le site Thinkovery, bientôt décliné sur papier, parie sur le savoir scientifique.

Est-ce que ça marche ?

Peu de mooks parviennent à vivre de leurs ventes, la plupart tournant autour de 20 000 exemplaires par numéro, excepté XXI, le pionnier, qui atteint les 40 000. David Servenay croit en sa Revue dessinée : « On a 25 000 abonnés au numéro 3. Pour XXI, il avait fallu attendre le numéro 5. » La revue est bénéficiaire en 2013, ce qui, dans ce marché de niche, est déjà un petit miracle. D'autres, nombreux, ont abandonné. Usbek & Rica, qui n'a jamais décollé comme mook vendu en librairie, s'est trouvé une deuxième vie dans les kiosques, comme magazine : « Le marché des mooks, c'est une arnaque ! » grogne son fondateur, Jérôme Ruskin.

Du côté télévisuel, les résultats sont divers. La chaîne norvégienne et son train ont embarqué… 1,2 million de téléspectateurs, soit un quart de la population ! Succès réitéré avec une croisière côtière entièrement retransmise pendant cinq jours : 3,2 millions de téléspectateurs. En France, les audiences de Tokyo Reverse n'ont pas été renversantes – 1,4 million de téléspectateurs cumulés sur neuf heures – mais ironiquement, Twitter, royaume de l'immédiateté, a vu défiler 13 000 tweets mentionnant le programme… plus nombreux que ceux évoquant Manuel Valls, pourtant nommé Premier ministre le même soir. Une telle réactivité sur le Net témoigne de l'intérêt du public. A France Télévisions, on n'exclut d'ailleurs pas de renouveler l'expérience.

Est-ce vraiment nouveau ?

Soyons un peu méchants : les trimestriels ont toujours été « slow », les livres toujours été épais, non ? Le mook ne serait-il qu'une revue bien marketée ? Quant à la vidéo ultra lente, Andy Warhol la testait déjà en 1963 dans son court métrage Sleep, pour lequel il filma l'intégralité des cinq heures de sommeil du poète John Giorno. Et puis, laisser la caméra tourner, des sites touristiques le font très bien ­depuis des années. Le plus perché d'entre eux, The Leprechaun Watch (www.irelandseye.com), a même caché une webcam dans un arbre irlandais, dans l'espoir de débusquer un lutin du folklore celte, le leprechaun. Et en poussant le bouchon un peu plus loin : la télé-réalité – tout ce temps passé à épier le vide de la vie des lofteurs – n'est-elle pas aussi, à sa manière, précurseur ? L'idée fait évidemment sursauter Boris Razon, directeur des nouvelles écritures à France Télévisions : « La Slow TV ne dit pas ce qu'on doit ­penser. Contrairement à la télé-réalité, il n'y a ni scénario, ni enjeu narratif : elle donne de l'authenticité. Le temps devant l'écran devient le temps réel. » De là à penser que les chaînes d'info en continu, qui attendent des heures qu'un événement se produise sur la place Tahrir ou devant le Sofitel, ­feraient sans le savoir de la Slow TV…

Pourquoi ça vous plaira

Testez. Loin de tout engin connecté, bien installé(e) dans votre canapé, ouvrez un mook tandis que la télévision retransmet trois heures de feu de bois en HD (1)… et savourez.

(1) Il existe plusieurs DVD sur le marché.

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