Jean Jaurès, un siècle déjà

Cent ans après son assassinat, le député du Tarn est resté une icône socialiste. Mais à droite comme à gauche, les hommes politiques se disputent sa mémoire.

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Le 23 avril, François Hollande s'est fait siffler et apostropher par des habitants lors d'une visite à Carmaux, fief de Jean Jaurès.
Le 23 avril, François Hollande s'est fait siffler et apostropher par des habitants lors d'une visite à Carmaux, fief de Jean Jaurès. © AFP

Temps de lecture : 5 min

Au Parti socialiste, on ne partage pas ses idoles. À l'approche du centenaire de la mort de Jean Jaurès, le PS multiplie les hommages. Projections-débat à Solférino, expositions, hommage de l'hebdo du parti, lancement d'un concours photo pour gagner un "chargeur universel Jean Jaurès", un mug ou un tee-shirt à l'effigie du député du Tarn. Le parti a même créé une police de caractères spéciale, qui porte son nom !

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Mais il en faut peu pour que l'hommage vire au règlement de comptes... Dans une tribune à L'Hebdo des socialistes, l'historienne Noëlline Castagnez ronge son frein. Elle lâche, catégorique : "Martelons cette vérité : Jean Jaurès était un homme de gauche et il demeure l'homme de la gauche." Même le Parti communiste s'en mêle, dans un communiqué du 14 juillet, qu'il titre : "Jaurès a été assassiné deux fois." La cible est désignée : la droite, celle de Nicolas Sarkozy qui multipliait les références à Jaurès lors de sa campagne de 2007 ; et le Front national, qui est entré dans la ronde à plusieurs reprises.

En effet, en janvier, Steeve Briois, candidat FN aux municipales à Hénin-Beaumont, y va de sa référence en distribuant un calendrier du Front national sur lequel est imprimée une citation de Jaurès. Remake d'une stratégie de campagne qui avait déjà fait des émules aux européennes de 2009. À l'époque, candidat FN dans le Sud-Ouest, Louis Aliot exhibe à Carmaux une affiche de campagne au total look Jaurès : portrait du député sur fond rose, accompagné d'une citation : "À celui qui n'a plus rien, la patrie est son seul bien." Et, sacrilège suprême, l'affiche atteste, en hautes lettres : "Jaurès aurait voté Front national." Le candidat s'est à l'époque défendu, arguant que Jaurès était un "personnage public qui appartient à la France et à tous ses citoyens". La gauche, elle, fulmine...

Incantations

Le FN a touché la zone ultra-sensible, au risque d'éroder un peu plus le souvenir de Jaurès. "Ceux qui le revendiquent à droite espèrent agacer les socialistes, mais ils travestissent la réalité historique du personnage au profit de tactiques politiciennes", regrette Bernard Antony, ancien cadre FN et auteur d'une étude critique du député du Tarn (1). Le Front confondrait-il son nationalisme avec le patriotisme jaurésien ? Que nenni ! "Il y a des versions impossibles, tranche l'historien Gilles Candar (2). Que des héritiers du nationalisme se réclament de Jaurès, c'est de la bimbeloterie intellectuelle. Louis Aliot en est conscient, il souhaite juste faire un bon coup."

À ce titre, qu'il s'agisse de la droite ou de la gauche, historiens et fans du personnage partagent une crainte. Que Jaurès devienne si incantatoire qu'il en soit vidé de sa substance, par des récupérations biaisées. "Tout le monde l'utilise, au risque qu'il ne reste qu'un Jaurès déformé, regrette Alexis Corbière, secrétaire national du Parti de gauche. Il faut avant tout le lire et ne pas la zone ultra-sensible, des effets de manche."

Même à droite, on peut sincèrement goûter les talents jaurésiens. Chacun peut voir Jaurès à sa porte, tant l'homme a écrit et prononcé de discours. Même Bernard Antony, farouchement chrétien, avoue timidement ne pas être insensible à "son côté bon homme, éminent et prodigieux". Même si, comme certains à droite, il regrette qu'une partie de sa vérité soit occultée. Auteur de l'essai polémique Comment la gauche a kidnappé Jaurès, l'ex-député UMP Bernard Carayon fustige la mauvaise foi des grandes figures socialistes, qui "trient" leurs interprétations de Jaurès : "Elles imposent le culte de l'homme tel qu'il n'est pas, alors qu'il faut l'aimer malgré ses zones d'ombre." Zones d'ombre ? Ses débuts dans le camp républicain, ses origines bourgeoises, ses multiples contradictions ou son antisémitisme d'avant Dreyfus. Des positions en évolution permanente, mais qui tranchent avec le manichéisme déificateur des hommages socialistes, qui transforment Jaurès en un homme lisse et rond.

Jaurès, version 2014

Lorsque François Hollande se rend à Carmaux le 23 avril, deux ans après sa dernière visite, le Jaurès qu'il célèbre n'est plus le même. À l'époque, le candidat à la présidentielle se réclamait de la synthèse "entre l'idéal que nous devons servir et le réel qui est devant nous". En 2014, le réel prend le pas : "Les résistances du réel, elles sont là. Nous ne devons pas céder, pas les ignorer." Les habitants l'apostrophent, le sifflent, "Jaurès, il ne parlait pas comme vous et vous venez le saluer aujourd'hui", lui lâche une passante.

Un Jaurès revisité, réadapté selon la conjoncture. "Il s'agit d'utiliser des mots de gauche pour déstabiliser leur électorat, or Hollande rend Jaurès suspect lorsqu'il en parle", estime Alexis Corbière. Même ficelle lorsque, à l'inauguration de l'exposition Jaurès contemporain 1914-2014, Manuel Valls juge que Jean Jaurès aurait voté le pacte de responsabilité - ce même Manuel Valls qui se revendique de Clemenceau. Car le pacte de responsabilité ne fait pas l'unanimité, pas même dans les rangs socialistes à l'Assemblée, dans lesquels une fronde est née. Il n'en fallait pas plus pour agacer les autres partis de gauche. "Faire parler les morts pour endormir les vivants. L'arnaque !" s'offusque Jean-Luc Mélenchon dans une tribune acide, au Journal du dimanche.

Peut-être Manuel Valls entendait-il faire ainsi rentrer dans les rangs les députés réfractaires ? "Quand on entend ce type de référence, on ne peut que sourire tellement c'est audacieux, juge Gilles Candar. De toute manière, nous ne saurions pas parler à la place de Jaurès aujourd'hui, nous aurions tous des lectures différentes." Jaurès qui, d'abord républicain, devint socialiste iconique ; qui, fervent défenseur des colonies, en devint le censeur ; qui, antisémite, soutint finalement Dreyfus contre tous. Ce Jaurès, serait-il au Parti socialiste aujourd'hui ?

Noyé dans ce flot de récupérations, Jaurès n'y a pas perdu tout son sens. "Il résiste bien à la déification, sa pensée est si complexe qu'elle est impossible à mettre en dogme, estime Gilles Candar. Maintenant, le risque est qu'on le transforme en père Noël de la gauche." Si Jaurès fait l'objet de toutes les récupérations, peut-être pourra-t-il aussi devenir, à gauche comme à droite, un dénominateur commun.

SONDAGE. La droite peut-être revendiquer l'héritage de Jean Jaurès ? Cliquez ici pour voter.


(1) Bernard Antony : Jaurès, le mythe et la réalité, Atelier Fol'Fer, 2012

(2) Gilles Candar avec Vincent Duclert : Jean Jaurès, Fayard, 2014

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Commentaires (170)

  • breizman29

    Jaures a ete assassine 3 fois. Par l UMP, le FN et le gouvernement Hollande.

  • o icaros

    Toute cette agitation autour de Jaurès, qui entre nous soit dit appartient à tout le monde, prouve qu'aujourd'hui il n'y a pas de grands hommes et qu'à droite comme à gauche il y a un vide sidéral. Le FN a tout à fait le droit d'évoquer la figure de Jaurès mais ce qui est imbécile c'est de faire croire qu'il voterait FN. Car ça, personne ne peut l'affirmer.

  • rizière

    J'espère que de là où il se trouve, il ne voit pas ce que sont devenus les hommes politiques dit SOCIALISTES !