Reportage

Traquées par les talibans : le calvaire des femmes journalistes de Kunduz

Elise Blanchard

 

Mena Akbari en est sûre : un homme la suit depuis 3 jours. Il est pourtant difficile de la reconnaitre, avec son hijab et son masque en tissu noir, tenue inévitable à Kunduz, capitale de la province du même nom. Peut-être que ses grands yeux ont trahi la jeune Afghane : bruns clairs, soulignés de khôl, et toujours aux aguets. Elle repère un deuxième homme qui la surveille depuis le trottoir d’en face. Mena presse le pas, le regard rivé sur le sol poussiéreux des petites ruelles de son quartier, et arrive enfin chez elle.

« J’étais terrifiée », se souvient la jeune journaliste. Elle ne rentrera dorénavant plus seule à pied de Radio Chabnam, la station au personnel 100 % féminin dont elle est la directrice, à tout juste 19 ans. Mais la semaine suivante, sa mère reçoit un appel. « Les femmes qui travaillent dans les médias sont des prostituées, » dit l’homme au bout du fil. Si Mena ne démissionne pas, « elle sera tuée même si elle porte un gilet pare-balles, » ajoute-t-il.

« Il a décrit la robe que je portais ce jour-là, » se souvient la journaliste. « Ma mère avait si peur qu’elle tremblait ». Selon Mena, la voix ressemble à celle de Mohammad Fazel, un commandant taliban connu dans cette région du nord de l’Afghanistan. Elle sait que ses menaces ne sont pas à prendre à la légère : les insurgés contrôlent une grande partie de la province. En 2015 et 2016, ils ont même réussi à prendre momentanément le contrôle de sa capitale.

 

Depuis ces attaques, le nombre de femmes journalistes à Kunduz est passé de 45 à environ 15, selon le Centre pour la protection des journalistes afghanes (CPAWJ). Mais Mena, elle, refuse de démissionner : « Je veux être un exemple pour les filles de Kunduz qui doivent rester chez elles, et leur montrer qu’elles aussi peuvent travailler et être utile à la société. ».

 

                                                                                                        Mena dans le studio de radio Chabnam - (c) Elise Blanchard 

 

Les talibans ne changeront jamais

 

Le futur ne laisse rien présager de bon pour Mena et ses consœurs. Hier, Donald Trump mettait fin aux pourparlers de paix entre son pays et les talibans. Durant les négociations, les insurgés ont affirmé avoir évolué, notamment au sujet des droits des femmes.

Mais Mena n’y croit pas une seconde : « Certains disent qu’ils laisseraient les femmes étudier et travailler. Très bien, mais c’est une minorité, ils ne pensent pas tous pareil. » Safi Pashtun, un jeune commandant taliban interrogé par téléphone, confirme sa théorie : « Pas de problème pour qu’elles travaillent… tant qu’elles le font sous le tchadri (la burqa). ».

Shaima Hosseini, l’une des rares reporters à apparaitre à la télévision à Kunduz, rit jaune de cette réponse. « Comment peuvent-ils imaginer que l’on puisse parler aux gens avec notre visage recouvert par un tchadri ? » s’exclame la journaliste de Khawar TV.

À 21 ans, elle s’attaque à des sujets tabous, comme les mariages de mineures. Elle a déjà été menacée par téléphone 10 ou 15 fois… elle ne compte plus et se contente de changer de carte SIM. Avec ses yeux perçants, sa voix décidée et son énergie sans borne, elle semble n’avoir peur de rien. Mais elle reconnait que la situation l’inquiète : « J’ai commencé par travailler dans un programme pour enfant… c’était mieux, je n’imaginais pas que les choses empireraient autant. ».

 

En juillet, un homme armé a tenté d’attaquer les locaux de Khawar TV, la chaîne où Shaima travaille. Poursuivi par la police, l’inconnu s’est enfui. Mais, inquiète, la famille de la jeune fille l’a empêchée de retourner travailler. Un mois plus tard, elle était de retour en studio… pour seulement deux jours, avant que la situation sécuritaire n’empire encore.

En effet, le 31 août, les talibans ont lancé une offensive sur la ville de Kunduz. Des combats violents ont éclaté dans plusieurs quartiers, et les insurgés ont tué 25 personnes, dont 5 civils. « Je veux retourner travailler, » explique Shaima « mais mon manager m’a dit qu’il ne pouvait pas garantir ma sécurité pendant les trajets. »

 

                   Mina devant les bureaux de TV Khawar et Chabnam radio - (c) Elise Blanchard 

 

De moins en moins de journalistes à Kunduz

 

Tous les médias féminins de Kunduz souffrent de la menace talibane et perdent leurs employées, surtout à l’écran. L’histoire de Sediqa Sherzai en est un triste exemple. Elle a créé le premier média pour femmes de la province en 2008 : la chaîne locale Roshani. Les menaces ne se sont pas fait attendre : « Nous préfèrerions te tuer qu’un Américain, car tu pervertis les femmes », disaient les militants talibans. « Ils ont même lancé des missiles sur nos bureaux en 2009 » raconte-t-elle. Quand les talibans ont envahi la capitale, ils ont détruit leurs locaux.

Alors que la chaîne comptait 21 journalistes à ses débuts, elles ne sont aujourd’hui plus que trois, dont aucune à l’écran. « Maintenant, nous pouvons utiliser la voix des femmes, mais pas les montrer à la télévision ou en photos, » déplore-t-elle. Même Sediqa, qui en a tant vu au fil des années, sonne l’alarme : « Les talibans peuvent revenir à Kunduz à tout moment. ».

Alors, fuir Kunduz, rester chez soi ou retourner travailler malgré le danger ? C’est le dilemme auquel Mena fait face chaque jour. Elle a reçu de nouvelles menaces depuis l’appel du commandant taliban. Depuis peu, la rumeur court même dans son quartier que les insurgés ont promis un butin à quiconque la tuerait. La famille de la jeune fille la supplie de démissionner. 

Elle retourne tout de même travailler… mais pas tous les jours, décidant de sortir de chez elle ou non selon la gravité des dernières menaces à son encontre et des informations sur la sécurité de la ville. Elle se dit aussi incapable de rester toujours chez elle avec ses trois sœurs, toutes sans-emplois. « Le futur me fait peur, mais rester enfermée est sans intérêt, » dit-elle. Alors elle n’abandonne pas. « J’espère pouvoir rester journaliste, construire ma carrière, » ajoute-t-elle. « Si je survis. »

 

         Chabnam est la créatrice de radio Chabnam - (c) Elise Blanchard
 
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