Il est minuit, heure martienne, sur le cratère Gale, et tout va bien. Une à une, au cours de la réunion téléphonique organisée à Pasadena (Californie) par le Jet Propulsion Laboratory (JPL), les équipes de la mission Mars Science Laboratory (MSL) de la NASA, dispersées à travers le monde, ont pris la parole et ont annoncé leur disponibilité pour le lendemain.
Le bilan de cette journée martienne (ou « sol », qui correspond à vingt-quatre heures et trente-sept minutes) a été satisfaisant. Les fonctions de pilotage du rover Curiosity sont au vert. Les dix-sept caméras fonctionnent. Et aucun des dix instruments scientifiques ne manque à l’appel. Deux d’entre eux ont été conçus avec une participation française : ChemCam et Sam, contrôlés par roulement avec les Etats-Unis, depuis le Fimoc, le centre d’opération installé au Centre national d'études spatiales (CNES), à Toulouse.
15 000e tir
« ChemCam is on ! », vient d’ailleurs de lancer au micro Olivier Gasnault, chercheur du CNRS à l’Institut de recherche en astrophysique et planétologie (IRAP) et responsable scientifique des commandes de ce « laser ». Ce dernier, inspiré de la technologie LIBS du Commissariat à l'énergie atomique et installé au sommet du mât de Curiosity, est capable de déterminer la composition élémentaire des roches, en les chauffant à distance jusqu’à les vaporiser en plasma. Prochainement, indique Eric Lorigny, responsable du Fimoc au CNES, « il effectuera son 150 000e tir » !
Le 24 juin, cela faisait exactement une année martienne, soit 669 « sols », que le rover Curiosity de la NASA a posé une roue sur Mars. Une révolution complète de la planète autour du Soleil, passée par ce robot à humer l’air et à scruter chaque pouce de terrain. A la recherche, non pas tant d’empreintes laissées par d’éventuels Martiens que de traces d’une ère géologique « aqueuse », au cours de laquelle ils auraient pu prospérer.
Pour les équipes de MSL, cela représente 687 journées terrestres de labeur, employées à dépouiller les données instrumentales et scientifiques, à participer à des conférences téléphoniques consacrées aux opérations du lendemain, à programmer et à analyser chaque action de l’engin et à vérifier, en aval, comme le fait Pierre-Yves Meslin de l’université Paul-Sabatier à Toulouse, les résultats obtenus sur des répliques de laboratoire des instruments de bord.
Rien n’était gagné d’avance
Sur le plan technique, c’est déjà une « mission accomplie ». Le rover devait fonctionner une année martienne. C’est fait ! Et rien n’était gagné d’avance, compte tenu des difficultés qu’a affrontées la NASA. Certes, le 6 août 2012, au moment de son atterrissage, Curiosity n’est pas le premier « astromobile » à entrer dans l’histoire de l’exploration de la Planète rouge. Quatre autres ont déjà tenté l’aventure, dont l’un, Opportunity, arrivé en 2004, continue d’envoyer des données depuis les plaines équatoriales de la région de Terra Meridiani, du moins lorsqu’un coup vent dépoussière les panneaux solaires qui l’alimentent en électricité.
Sauf que, explique Sylvestre Maurice, planétologue à l’IRAP (CNRS-université Paul-Sabatier) et coresponsable scientifique de l’instrument ChemCam, Curiosity « est, de loin, le plus gros ». D’une masse de 899 kg, il est cinq fois plus lourd que le plus lourd de tous les rovers à avoir jamais séjourné sur Mars.
Un laboratoire sur roues
En outre, conçu comme un « laboratoire sur roues », il embarque 74 kg de matériel scientifique très fragile. Le recours à de grands parachutes ou à d’énormes airbags, couplés à des rétrofusées de forte puissance étant exclu sous peine de risquer de polluer le sol ou d’y former un trou d’où il serait impossible de sortir, comment amener l’engin jusqu’à la surface de Mars ? La NASA a dû faire appel à l’imagination des ingénieurs. Ils ont inventé un nouveau système : le sky crane.
Cette sorte de grue, accrochée à une plate-forme volante, maintenue dans les airs par des rétrofusées, a permis à Curiosity de freiner sa course et d’atterrir en douceur, à une vitesse inférieure à un mètre par seconde ! Un tour de force quand on sait que l’opération, entièrement automatisée, se déroule à 127 millions de kilomètres de la Terre. Et que le rover s’est posé à moins de deux kilomètres du centre de la zone elliptique visée, dont le plus grand axe ne faisait que 10 km.
Depuis, aucun problème, ou presque, n’est à signaler : alimenté par son générateur électrique nucléaire, Curiosity (qui avait, le 17 juin, parcouru 7 903 mètres au total) a eu le tort de pousser quelques pointes sur des terrains caillouteux, endommageant un peu ses roues.
La vie peut être tapie quelque part
Du point de vue scientifique, en revanche, le travail n’est pas terminé. Astre inhospitalier, Mars est un monde aride, resté presque sans protection contre les vents solaires et les rayons cosmiques après la disparition de son champ magnétique. Les mesures de Curiosity ont confirmé que la température au sol y varie entre 0 °C le jour et – 90 °C la nuit, et que son atmosphère, faite à 96 % de gaz carbonique, d’un peu d’argon et d’autres gaz (mais apparemment pas de méthane), est trop ténue pour permettre à de l’eau liquide de se maintenir en surface. La vie ne s’y manifeste pas, même si l’on ne peut exclure qu’elle y soit tapie quelque part, cachée en sous-sol, peut-être à l’intérieur d’un réservoir souterrain.
En effet, des observations, réalisées au milieu des années 2000 par la sonde spatiale Mars Express de l’Agence spatiale européenne, ont montré l’existence de zones riches en argiles sur des terrains vieux de plus de quatre milliards d’années, parmi les plus anciens de Mars. Or, expliquent des astrophysiciens, comme Jean-Pierre Bibring, de l’Institut d’astrophysique spatiale d’Orsay, qui a participé à cette découverte, ces quelques milliers de « spots » de minéraux, issus du lessivage des basaltes à l’échelle de temps géologiques, « n’ont pu être formés que par une action prolongée de l’eau liquide ».
Deux hypothèses
D’où une première hypothèse, selon laquelle Mars a connu par le passé une ère climatique « aqueuse » où l’eau était non seulement abondante, mais pouvait se maintenir, de manière pérenne et à l’état liquide, en surface. Et une seconde, beaucoup plus audacieuse : une chimie du carbone, suffisamment élaborée pour fabriquer les ingrédients du vivant, voire le vivant lui-même, existait alors !
Le but de MSL était de vérifier ces théories en envoyant un rover explorer le fond d’un ancien cratère de météorite de 150 kilomètres de diamètre. Au centre de celui-ci se trouve une « colline » haute de 5 000 mètres, appelée le mont Sharp, constituée de strates sédimentaires et argileuses empilées les unes sur les autres, qui avait été repérée depuis l’espace.
Curiosity était chargé d’analyser ces minéraux afin de vérifier qu’ils avaient bien été formés dans des conditions compatibles avec l’existence du vivant. Il s’agissait ensuite d’établir, par l’étude des couches d’argiles superposées du mont Sharp, une « chronologie » des périodes où Mars avait pu être habitable. Enfin, il devait détecter dans ces roches, dont les structures en feuillets seraient, paraît-il, favorables à l’activation d’une chimie du vivant, des molécules carbonées (ou molécules organiques).
500 mètres à peine en neuf mois de voyage
De ces trois missions, la première est déjà accomplie. La seconde est en cours. Quant à la troisième, son succès dépend désormais du bon vouloir de la nature, laquelle peut accepter ou non de livrer aux hommes le secret de la Genèse.
Après avoir quitté son site d’atterrissage de « Bradbury », Curiosity n’a pas pris immédiatement la route du mont Sharp, dont la masse imposante est visible, à une vingtaine de kilomètres de là, sur les premières images de la NASA. Il est allé dans le sens opposé et s’est dirigé vers l’un des bords de l’immense cratère, dans une vallée débouchant sur un cône alluvial et ressemblant au lit d’une ancienne rivière : la Peace Valley.
Sur ce parcours de 500 mètres à peine, mais qui nécessitera neuf mois de voyage, le rover découvre des roches ignées de type feldspath, indicatrices d’une forme de volcanisme ancien, peu courante sur Terre. Il photographie une pierre qui, sous l’action des vents contraires, a pris une forme pyramidale (un « ventifact »). Puis il observe un conglomérat de cailloux arrondis pris dans des sédiments : des « poudingues », sorte de galet créé par l’action de l’eau qui apportent aux chercheurs, pour la première fois, la confirmation qu’une rivière de quelques dizaines de centimètres de profondeur a coulé ici, il y a moins de 4 milliards d’années.
échantillon
Traçant sa route, le robot finit par arriver, à la fin du mois de septembre 2012, dans la soirée du 48e sol, devant une petite dune de sable aussitôt baptisée « Rocknest ». L’occasion d’employer sa pelle et de récupérer un échantillon pour analyse. Y trouvera-t-on une matière organique, témoignant des premiers efforts du vivant pour s’extraire des formes du monde minéral ? Cela paraît peu probable dans ce type de terrain. Mais à Sam l’honneur de le vérifier…
Développé en partie par des équipes françaises du CNES, du Latmos (CNRS ; universités de Versailles - Saint-Quentin-en-Yvelines et Pierre-et-Marie-Curie, Paris) et du Lisa (CNRS-universités de Paris-Est - Créteil et Paris-Diderot), ce mini-laboratoire de 40 kg est le seul des instruments de MSL à disposer de la technologie – un ensemble de soixante-quatorze fours – pour séparer les molécules carbonées des gangues rocheuses (ou des autres composants de l’atmosphère) et caractériser leur chimie.
Une mauvaise nouvelle
Or, raconte Michel Cabane, professeur émérite au Latmos et coresponsable scientifique de Sam, « à Rocknest, nous avons la désagréable surprise de constater que la région explorée par Curiosity est riche en perchlorates, des composés oxydants dont l’une des propriétés est de dénaturer les molécules organiques, ce qui en complique l’identification ».
Une mauvaise nouvelle, d’autant que l’équipe constate bientôt que l’un des produits chimiques envoyés depuis la Terre, utilisé comme réactif, fuit ou a été mal compartimenté, ce qui fausse les analyses. Ces obstacles seront-ils surmontés ? Officiellement, et pour l’instant, Curiosity n’a trouvé aucune trace de matière organique dans le sol de Mars, bien que le résultat encourageant d’un forage réalisé ultérieurement permette aux scientifiques de rester optimistes.
Incontestablement, Mars a été habitable
Car le rover aura démontré de manière incontestable que Mars a été habitable. En effet, quittant Rocknest, il a poursuivi son périple vers le site de Yellowknife Bay, qu’il a atteint en janvier 2013. Cette petite dépression, probablement un ancien lac, contient des roches d’aspect sédimentaire traversées par des craquelures remplies de cristaux blancs. Les analyses et un forage – le premier robotisé de l’histoire de l’exploration spatiale ! – démontrent qu’il s’agit d’un mélange de boues et d’argiles entrecoupées de veines de sulfate de calcium. Autrement dit, une sorte de gypse, à savoir un minéral formé sur de longues durées, par l’apport régulier, dans des fissures, d’une eau tiède, riche en sels minéraux, d’acidité nulle ou faiblement basique. En somme, d’une eau potable. C’est une preuve, estime Sylvestre Maurice, qu’« à un moment de l’histoire de Mars, tous les éléments nécessaires à l’émergence d’une chimie du vivant ont été réunis en un même endroit ».
Mais sur quel laps de temps ? Il reste à l’établir. Curiosity pourra commencer cette enquête lorsqu’il commencera l’ascension du mont Sharp, vers lequel il file, depuis l’été 2013, par la voie la plus rapide. Date d’arrivée prévue au passage de Murray Buttes, qui marque, à 5 km de là, les contreforts du monticule ? Aux alentours de Noël…
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