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Billet de blog 8 août 2014

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Le singe, le photographe et la propriété intellectuelle

Quelle est la fonction de la propriété intellectuelle? Le droit contemporain n'en a plus la moindre idée. Telle est la conclusion que l'on peut tirer de la mésaventure du photographe animalier David Slater, auquel Wikipedia a volé une image, au prétexte que c'est un singe qui a appuyé sur le bouton.

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Quelle est la fonction de la propriété intellectuelle? Le droit contemporain n'en a plus la moindre idée. Telle est la conclusion que l'on peut tirer de la mésaventure du photographe animalier David Slater, auquel Wikipedia a volé une image, au prétexte que c'est un singe qui a appuyé sur le bouton.

Lors d'un voyage en Indonésie en 2011, Slater se fait dérober son appareil par un macaque. Le photographe récupère l'instrument après que celui-ci l'ait manipulé, déclenchant à plusieurs reprises (un cas qui n'est pas unique). Plusieurs images s'avèrent exploitables, moyennant recadrage. Les pseudo-autoportraits du macaque remportent un succès mondial (voir ci-dessus).

Mais lorsque Slater réclame le retrait de l'image à l'encyclopédie en ligne, qui la met à disposition gratuitement, celle-ci refuse, déniant au photographe toute propriété de l'image.

Interrogé par Libération, l'avocat spécialiste du droit d'auteur Emmanuel Pierrat n'est pas surpris par le cas : «C’est celui qui prend la photo qui en est le propriétaire. L’empreinte de la personnalité qui permet de définir l’auteur d’une œuvre, relève du singe. C’est lui qui cadre la photo et appuie sur le déclencheur à un moment qu’il a choisi seul.»

Un singe peut-il être l'auteur d'une œuvre de l'esprit, au sens que définit la propriété intellectuelle, qui implique notamment son exploitation commerciale? Pas besoin d'un doctorat en philo pour affirmer tranquillement qu'une telle opinion est absurde. Tous les touristes du monde qui ont un jour prêté leur appareil à un tiers pour se faire tirer le portrait vont-ils désormais devoir faire signer une décharge pour avoir le droit de conserver l'image sans risque de procès? N'en déplaise à Pierrat, c'est le touriste qui a ici raison contre le juge. Celui qui prête son appareil part du principe que c'est le propriétaire de l'appareil qui reste propriétaire de l'image.

En appliquant le droit de propriété, et non celui des œuvres de l'esprit, le touriste définit sa production comme un simple document, et non comme une création originale. Plusieurs cas récents montrent que ce raisonnement est appliqué de manière très générale. Quoiqu'exécuté par Bradley Cooper, le fameux selfie des Oscars a bien été attribué à l'instigatrice du cliché et propriétaire de l'appareil, Ellen DeGeneres. De même, lorsque des possesseurs de smartphones ont publié sur les réseaux sociaux les images produites par des voleurs, nul n'a imaginé un procès pour non-respect du droit d'auteur de ces opérateurs indélicats. Enfin, le caractère fortuit de l'autoportrait de l'écureuil du lac Minnewanka n'a nullement empêché le National Geographic d'acheter l'image et d'y appliquer son copyright (voir ci-dessous).

La logique défendue par Wikipédia diffère pourtant du raisonnement de Pierrat. Parce que c'est le macaque et non le photographe qui a appuyé sur le bouton, ce dernier ne peut revendiquer son droit d'auteur. Produite de manière fortuite, l'image est supposée relever du domaine public.

Cette manière de voir est au mieux simpliste. David Slater n'est pas seulement le propriétaire de l'appareil. C'est bien lui, et non le singe, qui a sélectionné, recadré et diffusé les images, toutes opérations relevant de l'exercice du jugement de goût. Réduire la production d'une image au seul clic du déclenchement n'est pas une manière très pertinente d'envisager la complexité des usages visuels.

Pour n'importe quelle personne dotée de raison, il ne fait aucun doute que les photos issues de cette péripétie appartiennent à celui qui les a fait connaître. Mais cela fait longtemps que le droit a oublié tout bon sens en matière de propriété intellectuelle, qui ne sert plus qu'à justifier des sophismes.

Billet initialement publié sur l'Atelier des icônes.

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