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Le frein des inégalités

Le frein des inégalités

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Par Paul Krugman

Généralement, les libéraux voient cela comme un échange qui en vaut la peine, expliquant que cela vaut la peine d’accepter un certain prix à payer sous la forme d’un PIB un peu plus faible si c’est pour aider des concitoyens qui en ont besoin. D’autre part, les conservateurs se sont fait les avocats d’une économie avec des retombées, en insistant sur le fait que la meilleure politique qui soit c’est de baisser les impôts pour les riches, de sabrer les aides pour les pauvres et compter sur une marée montante pour remettre tous les navires à flots.

Mais il existe aujourd’hui de nouvelles preuves étayant une nouvelle façon de voir les choses – notamment que toutes les prémices de ce débat sont erronées, qu’il n’y a pas d’échange entre l’équité et l’inefficacité. Pourquoi ? Il est vrai que les économies de marchés ont besoin d’un certain montant d’inégalités pour fonctionner. Mais les inégalités américaines sont devenues tellement extrêmes qu’elles infligent beaucoup de dommages économiques. Et en retour, cela sous-entend que la redistribution – c’est-à-dire taxer les riches et aider les pauvres – pourrait bien relever, et non abaisser, le taux de croissance économique.

L’on pourrait être tenté de balayer cette notion comme étant des vœux pieux, comme l’équivalent libéral du fantasme de la droite qui veut que réduire les impôts pour les riches augmente en fait les recettes.

Pourtant, en fait, de solides preuves venant d’endroits comme le Fonds Monétaire International montrent que de fortes inégalités sont un frein à la croissance et que la redistribution peut être bonne pour l’économie.

Plus tôt cette semaine, cette nouvelle façon de voir les inégalités et la croissance a reçu un coup de fouet de Standard & Poor’s, l’agence de notation, qui a émis un nouveau rapport défendant l’idée que les fortes inégalités sont un frein à la croissance. L’agence résumait les travaux d’autres personnes, sans faire de recherches propres, et il n’est pas nécessaire de prendre leur avis pour parole d’évangile (souvenons-nous de la baisse grotesque de sa notation concernant la dette américaine).

Ce que les dires de S&P’s démontrent, par contre, c’est à quel point cette nouvelle façon d’envisager les inégalités est devenue monnaie courante. Aujourd’hui, il n’existe aucune raison de croire que réconforter ceux qui vont bien et faire du mal à ceux qui sont dans la difficulté est bon pour la croissance, et il y a même de bonnes raisons de croire le contraire.

Plus spécifiquement, si l’on regarde systématiquement à l’étranger pour des preuves sur les inégalités, la redistribution et la croissance – ce qu’ont fait les chercheurs du FMI – l’on voit que des niveaux plus bas d’inégalités sont associés à une croissance plus rapide, pas l’inverse. De plus, la redistribution des revenus au niveau auquel on le trouve habituellement dans les pays développés (avec les Etats-Unis qui en font beaucoup moins que la moyenne) est "associée sans conteste à une croissance plus élevée et plus durable". C’est-à-dire qu’il n’y a aucune preuve que le fait d’enrichir les riches enrichit la nation toute entière, mais il y a de fortes preuves montrant que rendre les pauvres moins pauvres est avantageux.

Mais comment est-ce possible ? Taxer les riches et aider les pauvres ne réduisent-ils pas la motivation à gagner de l’argent ? Eh bien oui mais les motivations ne sont pas les seules choses qui comptent en matière de croissance économique.
Les opportunités aussi sont cruciales. Et les inégalités extrêmes privent beaucoup de gens de l’opportunité d’exprimer pleinement leur potentiel.

D’ailleurs, est-ce que les enfants pleins de talent issus de familles américaines à faibles revenus ont les mêmes chances d’utiliser ces talents – faire de bonnes études, poursuivre une carrière adéquate – que ceux nés plus haut sur l’échelle sociale ? Bien sûr que non. De plus, ce n’est pas seulement injuste, ça coûte aussi de l’argent. Les inégalités extrêmes signifient un gâchis de ressources humaines.

Et les programmes de l’état qui réduisent les inégalités peuvent enrichir le pays tout entier, en réduisant ce gâchis.

Voyons par exemple ce que nous savons des coupons alimentaires, cibles sans interruption des conservateurs qui prétendent qu’ils réduisent l’envie de travailler. Les preuves apportées par l’histoire suggèrent en effet que rendre disponibles les coupons alimentaires réduit un peu l’effort de travail, notamment chez les mères célibataires. Mais cela indique également que les américains qui ont eu accès aux coupons alimentaires lorsqu’ils étaient enfants sont devenus en grandissant des adultes en meilleure santé et plus productifs que ceux qui n’en ont pas eus, ce qui veut dire qu’ils ont contribué davantage à l’économie. Le programme de coupons alimentaires avait pour but de réduire la misère, mais l’on a raison de penser qu’il a également été bénéfique à la croissance de l’économie américaine.

Je dirais que la même chose finira par être vraie avec l’Obamacare. Les subventions d’assurances vont inciter certaines personnes à réduire leur temps de travail, mais cela va également signifier une productivité plus élevée de la part d’américains qui reçoivent enfin la couverture santé dont ils ont besoin, sans parler du fait qu’ils utiliseront mieux leurs capacités parce qu’ils pourront changer d’emploi sans avoir peur de perdre leur couverture santé. In fine, la réforme de santé va probablement nous enrichir et nous donner plus de sécurité.
Cette nouvelle façon de voir les inégalités va-t-elle changer notre débat politique ? Cela devrait être le cas. Il s’avère qu’être gentil avec les riches et cruel avec les pauvres n’est pas la clef de la croissance économique. Au contraire, en rendant notre économie plus juste, nous devrions noue enrichir. Au-revoir les retombées, bonjour les remontées.

Paul Krugman

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