Chroniques

Les faucons qui crient au loup

Les faucons qui crient au loup

© Tous droits réservés

Temps de lecture
Par Paul Krugman

Cela pourrait bien être le cas. Mais il vous faut savoir quelque chose : cette "minorité qui se fait entendre" met en garde, sans interruption, contre une inflation galopante depuis environ six ans. Et le fait que cette obsession perdure est, selon moi, bien plus intéressant et important que ce que les suspects habituels disent continuellement.

Avant de tenter d’expliquer l’obsession de l’inflation, parlons de cette obsession et à quel point elle est frappante. L’article du Times mentionne notamment Charles Plosser de la Fed de Philadelphie, qui nous met en effet en garde contre les risques de l’inflation. Mais il vous faut savoir qu’il mettait en garde contre les dangers d’une inflation galopante en 2008. Il nous a mis en garde en 2009. Il a fait la même chose en 2010, 2011, 2012 et en 2013. Il a eu tort à chaque fois, mais pas découragé, il recommence.

Et ce n’est pas inhabituel. A quelques exceptions près, les responsables et les économistes qui, il y a quelques années, ont énoncé des mises en garde inquiétantes à propos de l’inflation énoncent à peu près les mêmes aujourd’hui.

Narayana Kocherlakota, président de la Fed de Minneapolis, est le seul contre-exemple proéminent auquel je pense.

Ceci dit, quiconque est dans l’économie depuis un certain temps, moi compris bien entendu, s’est déjà trompé dans ses prévisions. Si ce n’est pas le cas, c’est que vous êtes trop timoré. Les faucons de l’inflation, par contre, ne donnent aucunement l’impression d’avoir tiré les leçons de leurs erreurs. Où sont donc l’examen de conscience et les tentatives pour comprendre comment ils ont pu se tromper à ce point ?

Ce qu’il faut savoir, c’est que quand on voit des gens s’accrocher à une vision du monde malgré des preuves éclatantes, sans repenser leurs croyances en dépit des échecs répétés de leurs prévisions, il faut alors suspecter des arrière-pensées. La question intéressante à poser est donc : qu’est-ce qui rend le fait de crier à l’inflation si séduisant pour que les gens continuent à le faire bien qu’ils aient eu tort, encore et encore ?

Eh bien lorsque des mythes économiques perdurent, l’explication se trouve souvent en politique – et notamment dans des intérêts de classe. Il n’y a pas la moindre preuve attestant du fait que baisser les impôts pour les riches donne un coup de fouet à l’économie, mais la raison pour laquelle les républicains de premier plan tels que le représentant Paul Ryan continuent de proclamer que des impôts plus faibles pour les riches sont le secret de la croissance ne fait pas mystère. Des allégations selon lesquelles nous sommes face à une crise fiscale imminente, que l’Amérique va se transformer en Grèce à tout moment, sont également très utiles pour ceux qui souhaitent démanteler des programmes sociaux.

Au premier abord, les allégations selon lesquelles l’argent facile va causer un désastre même dans une économie déprimée semblent différentes, parce que les intérêts de classe sont loin d’être claires. Oui, les faibles taux d’intérêts signifient des retours sur investissements faibles pour les porteurs d’obligations (aisés pour la plupart) mais signifient également des gains de capitaux à court terme pour ces mêmes porteurs d’obligations.

Mais alors que l’argent facile pourrait, en principe, avoir des effets contrastés sur les fortunes (au sens littéral) des riches, les demandes de dépenses resserrées émanent, dans les faits, toujours de la droite, en dépit d’un fort taux de chômage. Il y a huit décennies, Friedrich Hayek mettait en garde contre toute tentative d’atténuer la Grande Dépression via "la création d’une demande artificielle" ; il y a trois ans, Ryan a accusé Ben Bernanke, le président de la Fed de l’époque, de vouloir "dévaluer" le dollar. L’obsession de l’inflation est aussi fortement liée à une politique conservatrice que le sont les demandes de faible taxation sur les gains de capitaux.

Le pourquoi est moins clair. Mais la foi en l’inaptitude du gouvernement à faire quoi que ce soit de positif est un principe central à la foi conservatrice. Faire une exception pour la politique monétaire - "Le problème, et non la solution, c’est toujours le gouvernement, sauf si l’on parle de la Fed qui baisse les taux d’intérêt pour combattre le chômage" – pourrait bien être une distinction trop subtile à faire à une époque où les politiciens républicains tirent leurs idées économiques des romans d’Ayn Rand.

Ce qui me ramène à la Fed et à la question de savoir quand en finir avec les politiques d’argent facile.

Même les colombes monétaires comme Janet Yellen, la présidente de la Fed, sont généralement d’accord sur le fait que viendra un temps où il faudra mettre la pédale douce sur le métal. Et peut-être que cette époque est toute proche – les chiffres officiels du chômage ont fortement chuté, bien que les salaires ne bougent toujours pas et que l’inflation reste modeste.

Mais les dernières personnes à qui l’on souhaite demander des conseils sur la conduite à tenir sont bien ceux-là même qui n’ont cessé de prédire une inflation, année après année. Non seulement ils ont eu tort sans discontinuer, mais ils ont également défendu une position qui est essentiellement bien plus politique que basée sur une analyse, qu’ils en soient conscients ou pas. On devrait les écouter poliment – les bonnes manières sont gage de vertu – puis les ignorer.

Paul Krugman

Inscrivez-vous aux newsletters de la RTBF

Info, sport, émissions, cinéma... Découvrez l'offre complète des newsletters de nos thématiques et restez informés de nos contenus

Articles recommandés pour vous