L'âme d'Emma Bovary est là, à Ry

Gustave Flaubert dénicha son héroïne désespérée dans ce village normand embrumé, dont le cœur ne bat aujourd'hui que pour elle.

Par Marine Landrot

Publié le 23 août 2014 à 00h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 05h18

La jeune guide n'a pas les cheveux tirés en bandeau, ni le tic de se mordre les lèvres. Sa coiffure est moderne (vaporeuse et dégradée), son sourire, contemporain (frais et frondeur). Elle ne porte pas de bas blancs dans des bottines noires, mais va pieds nus dans ses ballerines, et préfère le jean taille basse au corset lacé de cuir. Pourtant, Mme Bovary, c'est un peu elle. Il ne lui a pas échappé qu'elle aurait bientôt l'âge de l'héroïne de Flaubert lorsque celle-ci se suicide en avalant de l'arsenic, à 27 ans, criblée de dettes, déçue par son mari médecin comme par ses deux amants.

Même si ce funeste destin ne semble pas la guetter, son admiration grandit chaque jour : « A mon âge, Emma Bovary était mariée depuis dix ans ! Je suis frappée par sa très grande maturité… Elle faisait des réflexions sur l'existence comme peu de femmes d'aujourd'hui en sont capables », s'émerveille Caroline Petit, responsable du circuit Bovary, dans le village normand de Ry. Il n'y a pas eu de casting particulier pour ce poste qu'elle occupe depuis peu, mais le hasard a bien fait les choses et la réincarnation est parfaite, au point de la troubler elle-même. « Plus je vis avec Mme Bovary, plus je la trouve actuelle. Comme les jeunes de maintenant, elle se jette dans le consumérisme par déception face au monde. Elle a soif d'idéal et croit qu'elle peut vivre comme dans les livres qu'elle lit. Nous, jeunes filles d'aujourd'hui, on continue aussi de beaucoup rêver ! Nos aspirations romantiques n'ont pas tellement changé par rapport au XIXe siècle. »

Caroline Petit, la responsable du circuit Bovary à Ry.

Caroline Petit, la responsable du circuit Bovary à Ry. © Léa Crespi pour Télérama

Ni lectrice, ni conteuse, Caroline Petit ne promène pas son auditoire dans la campagne en lisant le roman à haute voix. Elle est salariée d'un curieux « Flaubertland » qui s'est installé à Ry, voilà plus de trente-cinq ans, au prix de querelles de clochers désormais cordiales et amusées. Ici se passa la vé­ritable histoire censée avoir inspiré Gustave Flaubert pour écrire Madame Bovary. Topographiquement, ça colle. Encore aujourd'hui, le bourg de Ry est dessiné comme dans le roman : « la rue (la seule) longue d'une portée de fusil et bordée de quelques boutiques, s'arrête au tournant de la route ». Presque au bout de cette voie centrale, Le Bovary, un restaurant ventru, suinte l'abandon. Des agences immobilières ont cloué des pancartes « A vendre » sur les colombages de l'étage.

Il y a quelques mois, les anciens tenanciers ont laissé une lettre aigre-douce sur la porte close, pour expliquer aux passants leur dépôt de bilan, après d'impénétrables démêlés familiaux : « Imaginez ce joli petit village au bord du Crevon. Ses maisons, petits commerces aux allures d'antan, de cet autrefois du pays d'Emma… Flaubert l'a si bien décrit ! Les rideaux se soulèvent encore sur votre passage, votre vie est déjà écrite avant que vous ne l'ayez vécue, votre passé, romancé, recomposé aux rythmes de quels accords ? Et le temps passe, tout doucement vous vous conformez ou vous vous détruisez, renoncez à ce que vous êtes vraiment tout en déployant une autre identité que l'on vous a choisie. Quel choix que de penser fuir ce paradis d'enfer pour exister ? » On sent le fait divers évité de justesse, et la mémoire d'Emma Bovary terriblement vivace. Comment Gustave Flaubert a-t-il pu laisser des traces aussi tenaces ? En étant peut-être lui-même marqué par ce « bourg paresseux… tout couché en long sur sa rive, comme un gardeur de vaches qui fait la sieste au bord de l'eau »…

Le Crevon, qui traverse Ry.

Le Crevon, qui traverse Ry. © Léa Crespi pour Télérama

Flaubert n'a jamais dit non plus quelle femme avait inspiré le personnage d'Emma. Mais en 1890, dix ans après sa mort, un chroniqueur du Journal de Rouen a tiré un fil auquel Ry continue de s'accrocher : Emma Bovary ne serait autre que Delphine (parfois prénommée Adelphine) Delamare, morte en 1848 dans sa vingt-septième année après avoir trompé et ruiné son mari, Eugène, médecin à Ry, dont elle avait eu une petite fille. La principale source de l'article fut la bien nommée Augustine Ménage, ancienne servante de la défunte, qui posa, très âgée, pour une carte postale vendue deux sous (moit-moit, un pour elle, l'autre pour le photographe), et connut son heure de gloire en chevrotant l'agonie de sa jeune patronne « dont la voix était si douce qu'on aurait voulu ramasser tous les mots qu'elle disait. Elle ne voulait pas dire quel poison elle avait pris. Tout le monde pleurait. Alors sa petite fille s'est mise à genoux pour la supplier et elle a dit enfin la vérité. Ah ! C'était bien plus malheureux que dans l'histoire ! » Si la fiabilité du témoignage fut maintes fois mise en doute, le musée des Automates de Ry expose aujourd'hui une série de documents attestant de la ressemblance des Delamare avec les Bovary, et d'Yonville-l'Abbaye, où se situe le roman, avec Ry.

L'officine où Emma achète l'arsenic, reconstituée au musée d'Automates de Ry.

L'officine où Emma achète l'arsenic, reconstituée au musée d'Automates de Ry. © Léa Crespi pour Télérama

Bien belle… Au vu des différents visages que lui a donnés son village après sa mort, Delphine Delamare doit aujour­d'hui se retourner dans sa tombe, dont elle est d'ailleurs contrainte de partager la stèle avec Emma Bovary, depuis que la pierre originale a été volée par un collectionneur fétichiste : « A la mémoire de Delphine Delamare, née Couturier, Mme Bovary, 1822-1848 », peut-on lire sur le flanc de l'église de Ry, à côté de la sépulture intacte de son mari, Eugène Delamare. Fusion officielle gravée dans le marbre, maigre récompense posthume pour une provinciale rongée par l'ennui et les médisances…

Une poupée confectionnée avec des torchons orange, un cœur collé sur le visage en guise de bouche. Un buste en terre cuite ornant la première page d'un bloc-notes : voilà les souvenirs à l'effigie d'Emma Bovary, en vente à l'office du tourisme de Ry. Au musée d'Automates, un horloger à la retraite et son fils en ont fait une gentille marionnette mécanique parmi trois cents autres, dont ils remontent les rouages à chaque visite, pour leur faire rejouer les scènes-clés du roman. Mais c'est en errant sur les trottoirs étroits de Ry qu'on a le plus de chances de croiser le fantôme de celle qui rendit l'âme « les membres crispés, le corps couvert de taches brunes », et le pouls glissant « comme un fil tendu, comme une corde de harpe prête à se rompre ».

Ici se trouvait l'étude de Me Guillaumin, le notaire qui emploie Léon, le premier amant d'Emma Bovary.

Ici se trouvait l'étude de Me Guillaumin, le notaire qui emploie Léon, le premier amant d'Emma Bovary. © Léa Crespi pour Télérama

Malgré ces verrues que le temps a fait naître sur ses façades, Ry a gardé un je-ne-sais-quoi de pimpant et d'oppressant digne du roman de Flaubert. On y veille une défunte depuis des décennies, on y honore le souvenir d'une égérie réelle et imaginaire, sacrifiée et glorifiée. Une femme à deux visages, à mille visages, comme le suggérait l'exposition « Mesdames Bovary », au musée Flaubert de Rouen. Une petite télévision verticale suspendue, comme un miroir, diffuse Emma X, d'Alain Sonneville et Pierre-Claude de Castro, superposition de visages d'actrices lisant en même temps la description que Flaubert fait de son héroïne. On a tous quelque chose de Bovary, on connaît la chanson. « Tout ce qu'on invente est vrai », écrit Flaubert à sa maîtresse Louise Collet, le 14 août 1854 : « Ma pauvre Bovary, sans doute, souffre et pleure dans vingt villages de France à la fois, à cette heure même. » A en croire une maman qui attend sa fille à la sortie de l'école communale de Ry, on ne souffre plus ni ne pleure, grâce au roman : « Mme Bovary est morte pour nous aider à vivre. »

À voir

Circuit Bovary, office du tourisme, place Gustave-Flaubert, Ry (76). Tél. : 02 35 23 19 90.

Musée d'Automates, place Gustave-Flaubert, Ry. Tél. : 02 35 23 61 44.

Musée Flaubert et d'Histoire de la médecine, 51, rue Lecat, Rouen (76). Tél. : 06 99 31 40 48.

Gemma Bovery, d'Anne Fontaine, avec Gemma Arterton et Fabrice Luchini, en salles le 10 septembre.

 

À lire

Gustave Flaubert. Une manière spéciale de vivre, de Pierre-Marc de Biasi, éd. Le Livre de poche, 574 p., 8,10 €.

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