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Stromae, chanteur à succès mais aussi génial businessman

Ce Belge est un phénomène dans une industrie musicale en berne. Expert en marketing, il réinvente le métier de chanteur et son modèle économique.
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398 Portrait Stromae
Stromae, lors des NRJ Music Awards, le 14 décembre 2013, à Cannes.
AFP

Polo bariolé, pantalon slim volontairement trop court laissant apparaître des chaussettes vertes flashy dans ses sages mocassins en cuir, Paul Van Haver, alias Stromae (maestro en verlan), se confie avec une sincérité désarmante, juste avant de monter sur scène : "Je n’ai pas honte de dire que je fais du marketing. Cela fait partie de mon travail. Je regarde souvent les publicités qui circulent sur le Net et, parfois, je m’en inspire." A ses pieds, le cartable d’écolier dont il ne se sépare jamais et qui contient un ordinateur portable, un miniclavier connecté, et des dossiers à relire.

Humble et souriant, l’air de rien, ce petit génie de l’Internet et de la musique, natif de Bruxelles, est en train de réinventer le métier de chanteur et son modèle économique. Le mot chanteur n’est d’ailleurs pas adapté. Entertainer serait plus juste pour qualifier cet artiste cultivé, qui touche à plusieurs disciplines : musique, écriture, chant, vidéo, stylisme, acting, communication… Avec un talent et un sens du public tels qu’il est capable de captiver des millions d’internautes.

Rythme effréné

Depuis quelques mois, il collectionne les éloges : "phénomène de l’année", "roi du buzz", "le Jacques Brel moderne"… Après trois Zénith parisiens à guichets fermés en mai, il a enchaîné les concerts et écumé les grands festivals dans toute la France (Printemps de Bourges, Francofolies, Eurockéennes, Vieilles Charrues…), mais aussi en Europe, au Canada, aux Etats-Unis (encore quinze dates cet automne) et en Afrique. Il n’arrête pas. 

Pour faire face à un succès que personne n’imaginait aussi grand, Auguri, la société de Charles Bensmaine et Marc Ladreit de Lacharrière, qui produit ses spectacles, ajoute sans cesse de nouvelles dates dans des salles de plus en plus grandes. Jusqu’aux cinq soirs à Bercy (complets depuis trois mois) programmés en novembre prochain. Le Stade de France n’est pas encore prévu, mais tout le monde y pense.

Bête de scène

L’année 2014 risque donc de le laisser épuisé mais beaucoup plus riche. Selon les estimations de Challenges et du cabinet Weave, qui publient chaque année le classement des chanteurs les plus fortunés, il devrait empocher, au bas mot, 10 millions d’euros avant impôts. Il vient de s’acheter une maison près de Bruxelles, mais son rythme effréné ne lui a pas encore permis de profiter de son pactole.

Dans ses concerts, cet artiste dégingandé (1,90 mètre pour 70 kilos) se mue en bête de scène, un chanteur habité par ses textes, capable d’arracher des larmes à ses fans sur ses paroles les plus tristes. Puis, cinq minutes après, de danser, tel un pantin désarticulé, sur sa musique hybride mêlant sons électros et africains, avant de s’installer à la batterie pour un solo époustouflant. "Je m’investis beaucoup dans l’interprétation, c’est la base du métier", explique-t-il.

En mai dernier, il a attiré 180.000 personnes lors du Festival Mawazine de Rabat, au Maroc, quand les poids lourds américains Justin Timberlake, Ricky Martin et Alicia Keys, programmés dans ce même festival pop, n’en réunissaient "que" 120 000. "Très bonne affaire pour nous, car nous avions réservé Stromae un an plus tôt, alors qu’il n’avait pas encore le statut d’une star mondiale, se réjouit Aziz Daki, le directeur artistique de l’événement. Et il était donc beaucoup moins cher qu’aujourd’hui !"

Au total, cette tournée géante lui aura permis de toucher près d’1 million de spectateurs. De quoi offrir une visibilité considérable et internationale à son album Racine carrée, sorti en août 2013 et qui s’est vendu à 2 millions d’exemplaires en France, et autour de 5 millions en comptant l’exportation. 

Positionnement consensuel

Et il s’accroche à son personnage de gentil garçon qui lui vaut d’être constamment encensé par les médias. "Quand j’ai bossé comme serveur dans un fast-food de Bruxelles, j’ai appris deux choses essentielles : gérer la pression et rester souriant avec les clients en toutes circonstances", s’amuse-t-il. Contrairement aux rappeurs de sa génération, Stromae n’est ni révolté ni soucieux d’apparaître comme tel. Il n’a que de bons souvenirs de ses trois années de pensionnat chez les jésuites, à l’internat de Godinne, près de Namur, où sa mère l’avait envoyé pour qu’il améliore ses résultats scolaires. Un de ses professeurs se souvient d’un élève "agréable, discret, presque effacé, qui s’est subitement métamorphosé lorsqu’il est monté sur scène devant 400 spectateurs pour la fête de fin d’année". De même, Stromae explique que sa chanson Papaoutai n’est pas aussi autobiographique qu’on l’imagine, même si le père qu’il n’a pas vraiment eu le temps de connaître a disparu en 1994 dans le génocide au Rwanda.

Apaisé, tolérant, fédérateur, il a le positionnement idéal dans le showbiz : consensuel sans être lisse, pertinent mais pas inquiétant. "On n’avait jamais vu un artiste capable d’attirer un public aussi large, de 7 à 77 ans. C’est dû à son répertoire que chacun peut comprendre à sa façon, et à sa personnalité", observe Laurent Bouneau, directeur de Skyrock, qui, comme toutes les autres grandes radios françaises, de NRJ à France Inter, a programmé ses chansons plusieurs fois par jour pendant la saison 2013-2014.

Fin négociateur

Personne n’a pu échapper à ses tubes : le titre dance-pop Papaoutai, et la complainte aux accents bréliens Formidable. Passés en boucle sur toutes les ondes depuis un an et demi, ils totalisent respectivement 170 et 85 millions de clics sur YouTube. Ces deux chansons ont été vendues à plusieurs millions d’exemplaires sur les plateformes légales, en plus des ventes de l’album. Des scores inespérés pour une industrie musicale en petite forme. Et une bénédiction pour Universal Music, sa maison de disques, qui produit pourtant les plus grandes stars : Madonna, Elton John, U2, Lady Gaga…

"Le triomphe de Stromae consacre une nouvelle façon d’aborder notre métier, souligne Olivier Nusse, le patron du label Mercury, à Universal. C’en est fini des grands départements spécialisés dans la promotion, le marketing ou la distribution... Nous travaillons en petites équipes polyvalentes, expertes des réseaux sociaux et de la promotion de nouveaux talents." Selon Pascal Nègre, le patron de la major, les ventes de ce seul artiste représentent 2 à 3 points des ventes françaises d’Universal Music (16 milliards d’euros au niveau mondial). Une vraie poule aux œufs d’or.

On comprend mieux pourquoi tous les producteurs européens s’étaient précipités en Belgique en 2009 pour faire signer un contrat à Stromae quand son premier titre autoproduit, Alors on danse, venait d’attirer l’attention sur ce gamin qui composait dans sa chambre, chez sa maman. "Son premier succès était diffusé sur NRJ Bruxelles, où il avait fait son stage de fin d’études, et était joué dans pas mal de discothèques et radios en Belgique, en Allemagne et dans le nord de la France", raconte Olivier Nusse. Le titre a fini en tête des ventes dans 50 pays. Bluffée par son potentiel (sa voix, sa capacité à composer d’efficaces mélodies et à écrire des textes très porteurs), la maison de disques accepte toutes les conditions de sa recrue. "Nous avons été impressionnés par ses vidéos humoristiques sur le Net, qu’il appelle ses leçons." Stromae est coproducteur et obtient une liberté totale dans tous les aspects du métier, et un contrat de licence avec des clauses et une répartition des droits très favorables, "après plusieurs mois de longues négociations", confie Olivier Nusse.

Travail en tribu

Dès cette époque, Paul Van Haver travaille avec quelques amis proches (son manager et ami d’enfance Dimitri Borrey, ses deux frères : Luc, le cadet, directeur artistique, et Dati, l’aîné, photographe, sa styliste et compagne Coralie Barbier, Lionel Capouillez, l’ingénieur du son, Marion Motin, sa chorégraphe). Paul ("Popaul" pour ses trois frères et sa sœur) est le cerveau et patron de ce commando solidaire regroupé dans le collectif Mosaert, où personne n’a 30 ans, mais qui cumule des compétences-clés dans l’image, le son et le stylisme. "Je suis d’une exigence maladive et il n’est pas facile de travailler avec moi, mais je ne sais pas faire autrement", reconnaît Stromae, qui répond souvent aux questions par un "nous" de chef de bande, mais répond seul aux interviews. Cette dream team est renforcée par le directeur artistique du label Mercury (Universal) Romain Bilharz et ses équipes. L’objectif ? Fournir un album en 2013, et si possible des tubes.

Les patrons de Mercury et Universal conseillent à l’artiste de voyager sur les traces de ses influences musicales (le Cap-Vert et l’Amérique latine). Et ils ne sont pas déçus par les premières maquettes. Ils laissent la bande distiller ses facéties sur YouTube, mais lui proposent de passer à la vitesse supérieure concernant le buzz, cette rumeur quasi gratuite devenue le credo des producteurs. "Nous avions la possibilité de faire chanter Stromae en direct, en février, dans Ce Soir (ou jamais !) de Frédéric Taddeï sur France 2. Nous avons préparé le plus joli coup de marketing de l’histoire."

Pour acquérir une image de "chanteur à texte", la tribu décide que Stromae interprétera sa chanson dramatique Formidable, avec toute l’intensité qu’il sait lui donner. "Comme à chaque fois qu’il doit chanter en direct, il se prépare pendant un mois, car il veut marquer les esprits", révèle Pierre Pernez, son biographe (Le Maître du tempo, éditions City, 2014). En gros, les personnes présentes sur le plateau penseront qu’il est vraiment désespéré et ivre mort. Et pour que le buzz soit parfait, personne ne sera prévenu. Puis tout le monde comprendra qu’il s’agissait juste d’une interprétation magistrale quand sortira le clip, quelques jours plus tard.

Mais c’est le tournage de ce clip qui crée un buzz bien au-delà des espérances. "J’avais été filmé déjà plusieurs fois par des gens qui me reconnaissaient dans la rue et postaient leurs vidéos sur le Net, raconte Stromae. Je me suis dit vous voulez de la chair fraîche, je vais vous en donner !"

Buzz exemplaire

Le 21 mai 2013 au matin, il s’offre en spectacle, avenue Louise, l’artère la plus fréquentée de Bruxelles, titubant, mimant la déchéance au vu des passants qui attendent le tramway. La scène est filmée par six caméras dissimulées dans la rue par le réalisateur Jérôme Guiot, un ami d’enfance. Pour être plus crédible, le chanteur a imbibé son tee-shirt de bière. Les passants le reconnaissent, plusieurs filment la scène et la diffusent sur les réseaux sociaux. Exactement ce que l’on attendait d’eux !

D’autres, dont une patrouille de police, lui proposent de le raccompagner chez lui. Mais ils ne savent pas qu’ils sont filmés eux-mêmes. Les sites d’information sur les people diffusent les images volées et amplifient le buzz. Plusieurs télévisions reprennent les images et glosent sur "la fragilité d’un jeune musicien qui n’a pas réussi à rebondir après son premier tube". A Uccle, au siège de Mosaert, et à Paris, à Mercury (Universal), on jubile. Quand le vrai clip est posté sur YouTube, il est cliqué 4 millions de fois en quatre jours. Quand l’album sort, c’est un succès énorme. Le buzz devient mondial et ne s’arrêtera plus.

 

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