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ReportageAbeilles

Il faut sauver l’abeille noire

L’abeille noire s’adapte facilement à divers milieux et a peu besoin d’entretien. Mais elle est menacée de disparition, alors que l’Etat veut créer génétiquement une super abeille résistante aux pesticides et aux maladies, et la plus productive possible. Des conservatoires s’emploient à sauver la sous-espèce. Reportage.

- Gif-sur-Yvette (Essonne), reportage

Entre les pins et les bouleaux, le sol sablonneux est recouvert de bruyères. Le bourdonnement des abeilles ne s’apaise que quand un nuage vient cacher le soleil pour quelques minutes. Voilà « le petit coin de paradis à une heure de Paris » de Lionel Garnery, en plein cœur de la forêt de Rambouillet.

Chercheur du CNRS (Centre national de la recherche scientifique), il travaille au Laboratoire Evolution, Génomes et Spéciation de Gif-sur-Yvette ; c’est le spécialiste de la génétique de l’abeille en France.

Revêtu de sa combinaison blanche, armé de son enfumoir, le scientifique ouvre une ruche et tire un cadre : « Regardez, elle est de couleur foncée. A la différence des abeilles d’Italie, qui ont des rayures plus jaunes et des abeilles du Caucase, qui sont grises à cause de leurs poils. » Des Pyrénées à la Pologne, l’abeille noire est la race « locale », qui, au fil de l’évolution, s’est adaptée aux climats et paysages d’Europe du Nord.

Le Conservatoire de l’abeille noire d’Ile-de-France compte désormais 350 colonies réparties en divers endroits sur les communes de Bullion, Bonnelles, Rochefort et Saint Arnoult en Yvelines.

Objectif : conserver la sous-espèce

« C’est ce qu’il faut pour obtenir une taille naturelle de population, explique Lionel Garnery. Pour que l’évolution sélectionne les abeilles les plus adaptées au milieu. » Les ruches sont gérées par des apiculteurs amateurs réunis en association. Ils ne sont pas là pour récolter du miel, mais pour assurer la « conservation » de la sous-espèce.

Les interventions sont donc limitées au minimum. Pas question, par exemple, de nourrir les abeilles au sirop de glucose pour les aider pendant la saison froide. « Si elles meurent, c’est qu’elles n’avaient pas assez de réserves de miel pour passer l’hiver, c’est donc qu’elles n’étaient pas adaptées à l’environnement ici », explique le scientifique.

La sélection est uniquement naturelle. Pas question, non plus, de favoriser les ruches qui produisent le plus de miel : « On doit conserver la diversité génétique : car aujourd’hui, les apiculteurs veulent des abeilles qui font beaucoup de miel. Mais peut-être que demain, ce sera du pollen. Parmi ces ruches, on doit donc trouver le maximum de caractéristiques. »

La tâche est difficile, car le conservatoire doit aussi préserver la pureté de la sous-espèce abeille noire. « La majorité des apiculteurs du coin travaillent avec des abeilles importées », rappelle Lionel Garnery. Les bourdons des ruches d’abeilles caucasiennes ou italiennes peuvent facilement féconder les reines du conservatoire.

Menacée de disparition

Pour éviter cela, une zone de sept kilomètres de diamètre, soit la distance d’un vol de bourdon, a été délimitée autour du premier rucher. Dans ce périmètre, les membres de l’association travaillent avec les apiculteurs et agriculteurs pour éviter qu’ils installent des abeilles d’espèces importées. Les reines aux rayures un peu trop jaunes sont éliminées.

Car l’abeille noire est menacée de lente disparition. Comme toutes les abeilles, elle est victime des pesticides, des virus et autres parasites qui font qu’aujourd’hui environ un tiers des colonies meurent chaque année. Mais la sous-espèce est aussi de moins en moins utilisée par les apiculteurs.

« Elle a mauvaise réputation, regrette Lionel Garnery. Elle est accusée d’être agressive et peu productive. Or c’est faux ! Le caractère agressif était dû au croisement avec une sous-espèce importée. Quant à son manque de productivité, il est dû au fait qu’elle n’a jamais été sélectionnée à cette fin, contrairement aux autres races que l’on importe. »

La « formule 1 » de l’abeille

Résultat, aujourd’hui, la majorité des apiculteurs professionnels travaillent avec des abeilles importées. Il y a même des modes : tour à tour les italiennes et les caucasiennes ont plus ou moins de succès. Mais la « formule 1 » de l’abeille reste la Buckfast, une souche issue de multiples croisements, créée par un moine allemand né au début du XXe siècle et passionné d’apiculture, le Frère Adam.

« Ses colonies avaient été décimées par un virus, l’acariose, raconte le généticien. Il est reparti des deux seules ruches survivantes puis il a fait le tour du monde pour trouver les meilleures souches d’abeilles et créer une sous-espèce productive et douce. » Aujourd’hui, la Buckfast séduit dans le monde entier.

Peu à peu, l’abeille noire se croise avec ces autres sous-espèces et perd sa pureté génétique, en même temps que son adaptation au milieu. « La ponte des reines est programmée génétiquement en fonction des floraisons, détaille Lionel Garnery. Elles pondent un peu avant, pour avoir le maximum de butineuses au moment où les fleurs éclosent. » Or les floraisons varient d’une région à l’autre, d’un paysage à l’autre même. Ici, sous les bouleaux, la bruyère callune fleurit en toute fin d’été.

« Il faut multiplier les conservatoires pour avoir le plus possible d’abeilles, adaptées à à un maximum de milieux différents », poursuit le chercheur. On en compte aujourd’hui une quinzaine : dans les Cévennes, dans le Limousin, dans la Loire, sur l’île d’Ouessant, etc.

Changer les pratiques pour une apiculture durable

« Je suis persuadé que l’adaptation à un milieu est un atout », insiste-t-il. L’abeille noire a ainsi besoin de peu d’entretien, à l’inverse des sous-espèces importées. Par exemple, elle présente l’avantage d’avoir besoin de peu de réserves de miel pour passer l’hiver. Pas besoin de la nourrir avec du sirop de glucose, contrairement à la fameuse Buckfast. « Aujourd’hui en France, la production de miel est égale à la consommation de sucre des apiculteurs. Ils doivent sans cesse nourrir les abeilles », rappelle le scientifique.

On comprend que selon lui, interdire les pesticides dangereux pour les abeilles ne suffira pas à les sauver, il faut également faire évoluer les pratiques pour « mettre en place une apiculture durable. »

C’est officiellement le projet du gouvernement, avec son « Plan de développement durable de l’apiculture ». Un plan dont l’abeille noire ne fait pas du tout partie. Ainsi, les aides données aux apiculteurs pour reconstituer leurs colonies servent à l’achat d’abeilles importées.

« La priorité de ce plan est de relancer la profession, de faire en sorte qu’on puisse en vivre. C’est louable mais du coup on ne travaille que sur la productivité », déplore le scientifique.

Super abeille, super solution ?

« Le plan propose de prendre toutes les souches d’abeilles disponibles et de créer une super abeille qui produira beaucoup, résistera aux pesticides et aux maladies. Mais si on la perd pour une raison quelconque, qu’est-ce qui nous reste ? », s’interroge-t-il.

Et ce n’est pas le seul argument que le généticien dégaine contre cette « super abeille ». D’abord, « les apiculteurs non plus n’en veulent pas, car si l’abeille résiste aux pesticides cela veut dire que le miel n’est plus un produit sain. » Ensuite, « cette abeille sera probablement brevetée, les apiculteurs seront obligés d’acheter des souches et ne pourront plus les reproduire eux-mêmes, comme pour les semences. »

Enfin, « on risque une domestication totale de l’abeille... Et le jour où l’Homme s’en détournera, elle disparaîtra. Or elle est essentielle aux écosystèmes. »

- Lionel Garnery -

Lionel Garnery demande donc au gouvernement de « ne pas mettre tous les œufs dans le même panier. » C’est ce qu’il a expliqué au responsable apiculture du ministère de l’Agriculture quand il est venu visiter son conservatoire. Il a besoin de quelques financements, car la préservation de l’abeille noire ne pourra pas fonctionner que grâce à des bénévoles.

Et en attendant, l’association teste une méthode pour inciter les apiculteurs à travailler à nouveau avec l’abeille noire. Le Conservatoire de l’abeille noire d’Ile de France a trouvé un accord avec une société locale : tous les ans, il lui fournit les meilleures souches.

Si le conservatoire refuse de faire un travail de sélection, la société, elle, peut le faire. Elle produit ainsi des reines de sous-espèce abeille noire pour les vendre aux apiculteurs. « Pour l’instant la demande est supérieure à l’offre », se satisfait Lionel Garnery.


UN REPORTAGE TRÈS PIQUANT

On ne se fera plus avoir, sachez-le, les abeilles n’aiment pas être prises en photo ! Ou plus précisément, elles sont attirées par le noir, notamment celui de l’appareil photo, et donc enclines à piquer son (sa) propriétaire. Voilà pourquoi les combinaisons des apiculteurs sont blanches...

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