L’URSS existe toujours sur Internet, et c’est devenu la zone

L’URSS existe toujours sur Internet, et c’est devenu la zone

Plus de 118 000 sites utilisent encore aujourd’hui un nom de domaine en .su, pour « Soviet Union ». Rendez-vous privilégié de cybercriminels russes, cet espace pourrait pourtant ne jamais disparaître.

Par Gurvan Kristanadjaja
· Publié le · Mis à jour le
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Scne de
Scène de « Good Bye, Lenin ! », de Wolfgang Becker, 2003

Il semblerait que certains vestiges de l’Union soviétique aient du mal à disparaître. Plus de vingt ans après la dissolution de l’URSS, il est toujours possible d’acheter un nom de domaine en .su, les initiales de « Soviet Union ».

Créé peu de temps avant la fin de l’URSS, ce suffixe a, depuis, survécu. A l’époque, de nombreux utilisateurs ont milité pour qu’il soit préservé. Pour Julien Nocetti, chercheur à l’Institut français des relations internationales (Ifri), qui a réalisé de nombreux travaux sur l’évolution d’Internet en Russie, la raison de la survie de l’Union soviétique sur Internet est simple :

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« Je pense que c’est dû en grande partie à de la négligence de la part des autorités russes qui ont mis du temps à réaliser ce que cela représentait. »

Au 1er septembre 2014, quelque 118 900 sites portent le suffixe de l’URSS. Ils permettent à un pays disparu d’exister encore, en tous cas, « sur le papier ».

Comme une ville abandonnée

Le .su a été utilisé pendant longtemps par les nostalgiques de l’Union soviétique comme un espace de revendication. Il y a une dizaine d’années, des sites à la gloire des icônes de l’URSS s’y développaient. Stalin.su – aujourd’hui infesté et malveillant – a par exemple émergé en 2004. Il dressait un portrait idyllique de l’ancien dictateur russe :

« La plus grande figure de l’histoire du monde – Joseph Staline –, sa vie et ses activités publiques ont laissé une marque profonde, non seulement dans la vie du peuple soviétique, mais dans toute l’humanité. Le caractère historique [...] de cette personnalité ne sera jamais oublié. »

La plupart de ces sites nostalgiques ont aujourd’hui disparu, et l’espace .su ressemble à une vieille ville abandonnée. Tout y est laissé en plan.

Un design d’un autre temps

Encore nombreuses il y a dix ans, même les plateformes commerciales ou d’information sont à l’arrêt. Délaissés par les webmasters, les sites affichent souvent un design d’un autre temps.

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Beaucoup d’entre eux évoquent un nom de domaine autrefois populaire, aujourd’hui amorphe.

Capture d'cran du site Businessman.su
Capture d’écran du site Businessman.su

Serge avait par exemple acquis un hébergement pour son site Love.su il y a des années. Il ne l’a pas fait en nostalgie de l’URSS, mais pour des raisons pratiques :

« Mon site, c’était un service de rencontres. Il y a longtemps que j’ai acheté ce nom de domaine, c’était en 2003. J’ai acheté ce nom en zone .su parce que la zone .ru [Russie, ndlr] était déjà occupée. Et à l’époque, la zone .su semblait prometteuse. Aujourd’hui, le projet est fermé et il n’y a pas de désir de s’engager dans son développement. Le nom de domaine est à vendre. »
Capture d'écran du site Love.su
Capture d’écran du site Love.su

La zone .su délaissée par les plus actifs, ceux qui portent encore ce suffixe sont aujourd’hui en grande partie des redirections de sites hébergés en .com ou .ru. Il suffit de réaliser une recherche Google des sites .su pour s’en rendre compte. En cliquant sur le lien d’un site marqué du sceau de l’Union soviétique, il y a quasiment une chance sur deux d’atterrir en réalité sur un autre nom de domaine.

Des redirections pas toujours assumées

Acheter de l’hébergement soviétique est devenu un moyen d’améliorer le référencement en Russie : en possédant la paire des noms de domaine .su et .ru, c’est l’assurance d’être idéalement placé dans les résultats de recherche russes.

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D’ailleurs, ceux qui en usent le plus sont ceux qui ont besoin de s’exporter : les plateformes dédiées à l’aviation. Sri Lankan Airlines affiche par exemple le nom de domaine SriLankan.com, mais possède également une redirection .su enregistrée à Moscou.

D’autres sites du genre, comme Anywayanyday ou Skyscanner, utilisent ce procédé, sans pour autant l’assumer pleinement. Skyscanner revendique ouvertement sa présence numérique dans plusieurs pays, dont la Russie, mais n’affiche pas le drapeau de l’Union soviétique, bien qu’il possède un nom de domaine en .su.

Capture d'cran de la home du site SkyScanner
Capture d’écran de la home du site SkyScanner - SkyScanner.fr

Sky Scanner explique à Rue89 :

« Le domaine de notre site russe est bien SkyScanner.ru. Cependant, à l’échelle mondiale, nous avons acheté plusieurs noms de domaines qui ne sont pas utilisés et qui redirigent toute personne qui utilisera ces différents noms de domaines vers notre site principal SkyScanner.net, plutôt que d’afficher une page vide. Nous utilisons ce moyen pour protéger l’identité de notre marque. »

Zone grise ou « empire du mal » ?

Au milieu de ces redirections et des sites laissés à l’abandon, il y a malgré tout une vie dans la zone .su, en partie entretenue par la cybercriminalité russe.

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Peu à peu, ce territoire de l’Internet s’est transformé en un espace à la frontière entre un réseau « darknet » et le Web classique. La Fédération ayant, en 2011, durci les règles de l’espace .ru, cela a poussé les cybercriminels à se retrancher vers l’espace soviétique.

Bénéficier d’un nom de domaine d’un pays inexistant, c’est aussi s’assurer d’être dans une « zone grise ». Même si l’espace n’est pas totalement hors de contrôle : l’Icann, l’organisation qui gère l’attribution des noms de domaines, garde un œil sur les activités des sites hébergés en .su, et la Foundation for Internet Development (FID), basée en Russie, en a la charge.

Andrei Komarov, vice-président de Group IB, expert en cybersécurité russe, qualifiait même en mai 2013 l’espace .su d’« empire du mal ». Interviewé par l’agence de presse AP, il déclarait alors :

« Je pense que plus de la moitié des cybercriminels en Russie et en ex-URSS s’en servent. »

Du coup, on y trouve facilement des sites qui ne se cachent pas de vendre des cartes bancaires volées, comme ValidShop. Il est le plus connu d’entre eux et le très sérieux site d’info Tom’s Guide qui en avait fait l’expérience en février dernier, qualifiait cette plateforme d’« Amazon de la cybercriminalité ». On trouve aussi de nombreux forums de partage de contenus piratés (dont Wawacity, très consulté en France) et de revente de numéros de séries de logiciels.

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« Combien tu veux pour me l’acheter ? »

En plus des hackers malveillants, des grossistes y rachètent les noms de domaines soviétiques de grosses entreprises (Apple, Microsoft, Google...). Facebook.su est par exemple en la possession d’une personne qui en a acheté près de 6 000 autres portant le suffixe soviétique.

Leur démarche est plutôt simple : acheter des noms de domaines prisés (Fly.su, Computer.su, Internet.su, Site.su...), dans les autres espaces, pour les revendre au plus offrant. (Pour préserver la marque, les entreprises ont tendance à racheter tous les noms de domaines qui contiennent leur identité.)

En contactant les propriétaires de ces sites, on obtient d’ailleurs en quelques mots un éclairage sur leurs activités :

« Combien tu veux pour me l’acheter ? »

L’URSS ne devrait pas disparaître d’Internet

Pendant longtemps, l’existence d’un nom de domaine a été étroitement liée à un pays. Continuer d’autoriser des sites à utiliser le .su semblait plutôt anachronique.

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Fin 2006, l’Icann avait même pensé à faire disparaître le suffixe, craignant d’y voir se développer les activités illicites, mais sans succès. Ils se sont confrontés à une résistance active de certains utilisateurs.

La situation du domaine semble avoir évolué positivement, si l’on en croit Vladimir Zagribelin, directeur exécutif de Group IB, chargé d’en sonder le contenu :

« De janvier à avril 2013, nous avons repéré 97 abus, alors qu’en août 2014, seulement 46. Les choses évoluent lentement, mais la situation est meilleure. En ce moment, il y a toujours plus d’activités illégales que dans le domaine .ru, mais je pense que le domaine .su deviendra beaucoup plus “propre” et pourra retrouver une bonne réputation. Et je ne pense pas qu’il doive être fermé. »

Un constat que tire aussi Michael Yakushev, vice-président de l’Icann. Selon lui, l’objectif n’est plus aujourd’hui d’obtenir une fermeture :

« C’est un nom de domaine historique. Il était très populaire, et existait avant même que l’Icann ne soit créé. Même s’il était plus populaire avant, il y a tout de même aujourd’hui plus de 100 000 utilisateurs. De nombreux vrais sites l’utilisent et nous devons protéger les intérêts de ces personnes. C’est pourquoi, tout en prenant en considération l’intérêt de ces personnes, et l’absence de conflits, je ne pousse pas pour qu’il soit fermé. »

Vers un domaine générique ?

Si de « vrais sites » continuent à se développer aujourd’hui dans la zone .su, ils ont en réalité du mal à exister face aux nombreuses redirections, et à l’image pesante d’un espace infecté. Pour Michael Yakushev, il faut donc aller vers une évolution. Le .su pourrait devenir une institution générique au même titre que les .org ou les .com :

« Trop de personnes sont concernées dans l’histoire, on veut éviter les conflits, et nous voulons changer la situation pour la rendre plus claire, plus propre. Nous sommes en négociation avec son administrateur [la Foundation for Internet Development, ndlr] pour trouver un moyen légal de le faire évoluer en un domaine générique. La géographie d’Internet est différente de ce qu’elle était auparavant. Nous avons créé des nouveaux noms de domaines qui ne sont plus rattachés à des pays [comme le .wine pour le vin, ndlr]. [...] Aujourd’hui, les noms de domaines sont davantage génériques que géographiques. »

Faire disparaître un nom de domaine de ce type, ce serait peut-être prendre le risque de le mettre brutalement sous la lumière. D’autant que 118 900 sites hébergés, c’est bien peu comparé aux quelque 4 900 000 autres qui le sont en .ru. Alors qu’aujourd’hui, l’Union soviétique sur Internet s’endort lentement.

Gurvan Kristanadjaja
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