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Derrière le Gamergate, une nébuleuse antiféministe

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Publié le 15 septembre 2014 à 13h16, modifié le 18 avril 2024 à 13h36

Temps de Lecture 6 min.

« Hétérosexuel, blanc, homme, misogyne, frustré, vieux garçon, puceau, terroriste, poilu du cou, détestant les femmes, mort. » Voilà, en quelques mots, comment une partie de la communauté geek s'estime considérée depuis qu'a éclaté, à la mi-août, l'affaire Zoe Quinn et ses nombreuses suites.

Un internaute se prend en photo pour les campagnes #gamergate et #notyourshield.

Zoe Quinn est une créatrice de jeux vidéo, auteure notamment du jeu indépendant Depression Quest. A la mi-août, son ex-petit ami a diffusé toute une série de messages privés et un long texte l'accusant de l'avoir trompé avec un journaliste de la presse spécialisée dans les jeux vidéo. La publication a été le point de départ d'une gigantesque campagne de harcèlement en ligne contre la jeune femme et des journalistes, accusés de collusion, de manque d'éthique, voire de prostitution. D'autres militantes féministes du milieu du jeu vidéo ont également fait l'objet de menaces et d'injures.

« Les gamers sont morts »

L'histoire a connu un important rebondissement et a évolué, à la fin août, en Gamergate. A l'origine de cette poussée communautaire, la publication d'un article sur le site spécialisé Gamasutra intitulé : « Les gamers n'ont pas à être votre public. Les gamers sont finis ». La journaliste Leigh Alexander y épingle « une génération de gamins dans leur garage à qui les gens du marketing ont fait croire qu'ils représentaient le plus grand poids commercial de tous les temps »,  dont les seuls mots d'ordre sont d'« avoir de l'argent, avoir des femmes, avoir des pistolets, et des pistolets plus gros », et sont « désormais dépassés ».

Dans la foulée, plusieurs médias lui emboîtent le pas pour dénoncer l'immaturité de la communauté « gamer » – cette masse aux frontières indéfinies à l'intérieur desquelles personne ne sait exactement qui ranger – soupçonnée d'avoir cautionné, voire activement participé aux campagnes de harcèlement en ligne contre des personnalités féministes, comme Zoe Quinn, la vidéocritique Anita Sarkeesian ou la journaliste du Guardian Jenn Frank.

Piquée au vif, la communauté se met en ordre de bataille. Les mots-clés #gamergate et #notyourshield font leur apparition à la fin août sur les réseaux sociaux et se répandent de manière aussi massive que durable. Ils sont devenus un point de ralliement massif pour de nombreux joueurs offusqués par la surenchère aux amalgames.

Ce mouvement communautaire informel s'accroche à des revendications variées : plus de transparence dans l'industrie du jeu vidéo, davantage de rigueur déontologique dans la presse, un traitement plus respectueux et moins policier des joueurs, et une meilleure éthique de consommation. Mais le discours est hétérogène, et sous l'étendard Gamergate », l'éthique est convoquée sous toutes ses formes.

« Je ne suis pas votre bouclier (#notyourshield) parce que je ne vous laisserai pas faire passer mes amis gamers masculins pour des misogynes pour faire diversion de votre manque d'intégrité », écrit ainsi une internaute qui se réclame du Gamergate. « N'achetez pas Destiny avant que les tests ne soient parus. Activision attend de vous que achetiez juste sur l'effet de mode », exhorte plus prosaïquement un autre.

Si un thème semble toutefois souder le mouvement, c'est celui de la dénonciation des stéréotypes stigmatisant les « gamers ». « Nous sommes divers et nous sommes fatigués des gens qui parlent pour nous. Oui, on existe », résume la dessinatrice Sara Mayhew, tout en relevant les vives critiques de la mobilisation par la twittosphère féministe.

Car à peine apparue, cette nébuleuses a été aussitôt prise en chasse par de nombreux sites, la plupart d'inspiration féministe, et qui dénoncent dans ce mouvement « identitaire » une volonté plus profonde de laver les attaques misogynes des précécentes semaines.

Un mouvement fabriqué sur 4Chan

Il faut dire que ce qui ressemble aujourd'hui à un vaste mouvement en ligne n'est pas né tout à fait spontanément. Plusieurs voix dénoncent même une opération de communication, montée de toute pièce par ceux-là mêmes qui auraient été à l'origine des campagnes de harcèlement en ligne contre plusieurs féministes, les membres du canal /v/ du forum 4chan.

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Ce n'est pas la première fois que 4chan est accusé de mise en scène. Fin août, Vice relevait déjà que « les gamers historiquement antiféministes » du célèbre forum anglophone avaient massivement participé à la campagne de financement participatif de The Fine Young Capitalists, un collectif de créatrices de jeux féministes débutantes, afin de se donner bonne presse et court-circuiter les accusations de misogynie.

Zoe Quinn elle-même, captures de conversations sur les réseaux de chat à l'appui, les accuse d'avoir manipulé le mouvement Gamergate dans l'intention de renverser l'opinion publique contre les principales figures féministes de l'Internet, à travers des canaux de chat dirigés par son ex-petit ami vengeur.

« Mais non, #gamergate est bien sûr antiharcèlement et pas juste un tas de leurres tenant ce discours à des fins ultérieures », ironise-t-elle.

« Le tea party des jeux vidéo »

Elle n'est pas la seule. Sur une capture d'écran diffusée par un développeur de Microsoft Studios, un message lâché anonymement sur le forum exhorte ainsi à « utiliser [le mot-dièse #notyourshield] pour parler de l'hypocrisie des Social Justice Warriors [terme péjoratif pour les militants féministes et LGBT], être clairement en faveur du #GameGate, insister sur la corruption, et la façon dont [la voix des joueurs] est réduite au silence parce qu'[elle] ne correspond pas au cliché ».

Et de donner un exemple de « tweet réussi » : « Etre latino ne suffisait pas. Maintenant les Social Justice Warriors prétendent se “battre pour mes droits” en me réduisant au silence #notyourshield #gamergate. »

Capture d'écran de 4chan.

Sur un blog dédié, Death of Gamer Gate, le mouvement est ainsi présenté comme « une tentative pour incorporer, réhabiliter, et justifier rétroactivement une campagne antérieure de harcèlement à l'évidence sexiste », et aussitôt rebaptisé « le Tea Party des jeux vidéo ».

Le Gamergate serait, fondamentalement, le visage présentable d'une mouvance viscéralement antiféministe, voire misogyne.

Nouvelle dimension

La sincérité du mouvement est mise en doute. Pour autant, celui-ci est difficilement réductible à la vingtaine, trentaine ou centaine d'internautes à l'origine de son lancement sur 4chan. « La majorité des voix est calme et ouverte à une discussion civilisée », souligne un internaute.

Depuis ses débuts fin août, la mobilisation est devenue populaire, et pour la journée du 10 septembre, plus de dix jours après sa naissance, le mot-dièse #gamergate comptabilisait quelque 4 000 tweets par heure, selon le site hashtags.org.

Le courant de contestation n'appartient déjà plus à ceux qui l'ont créé, mais à une vaste nébuleuse qui se l'est appropriée. Malgré les critiques nombreuses du fonctionnement de la presse, la question du sexisme persiste en toile de fond, tantôt pour le combattre, tantôt pour s'en défendre, tantôt pour s'en prendre à celles et ceux qui le brandissent comme arme, dans un réflexe antiféministe.

« Nous n'avons pas besoin des Social Justice Warrior pour faire la police de nos pensées, censurer nos opinions, étouffer notre créativité, nous engorger avec leurs intentions. »

Le mouvement est même soutenu par Christina Sommers, penseuse américaine notoirement connu aux Etats-Unis pour ses prises de position contre ce qu'elle appelle le « féminisme radical », qu'elle présente comme revendicatif, misandre et contraire aux idéaux égalitaires des années 90, et qui définirait les féministes actuelles.

« La plupart des joueurs semblent favorables au féminisme égalitaire. Ce qu'ils rejettent, c'est le chauvinisme féminin actuel porté par une propagande antihommes. »

Un mouvement difficile à résumer

Comme le relève le site d'analyse critique des jeux vidéo Merlanfrit, le Gamergate attire également de nombreuses figures conservatrices, réactionnaires, voire suprémacistes, sans qu'il soit possible de réduire la mobilisation aux personnalités qui s'en revendiquent, parfois sans intérêt avéré pour le jeu vidéo ni pour la culture geek.

Dix jours après sa création, le mouvement reste difficile à sonder. Supercherie antiféministe pour les uns, « printemps » des joueurs de jeux vidéo pour les autres, il continue d'être traversé par ses contradictions, essuyant le tir nourri des reproches, tout en se réinventant avec la sincérité supposée des internautes qui s'en emparent, parfois presque marginalement.

« Le #gamergate me rappelle la scène du compresseur à ordure dans “Star Wars”. Il y a quelques héros, mais ils sont entourés et recouverts d'ordures. »

Fondamentalement, le mouvement dit quelque chose de profondément ancré : le sentiment de dépossession de son objet par une communauté de joueurs historiquement soudée par les attaques extérieures contre la violence supposée des jeux ou l'absence de reconnaissance artistique de ceux-ci à leurs débuts. Mais il trahit aussi son incapacité à absorber le discours féministe sur les jeux vidéo, l'hétérogénéité des gens qui se revendiquent du mouvement, autant que l'extrême diversité de ses soutiens.

Comme le résume une internaute, « si les gens sur Internet utilisaient un quart de l'énergie qu'ils mettent dans #gamergate pour sauver la neutralité du Net, je serais beaucoup plus rassurée quant à ce monde »…

Lire : Importante manifestation en ligne pour défendre la neutralité du Net

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