Dans le langage des services de renseignement, on appelle ça un gros « raté ». Dans les couloirs du ministère de l’intérieur, on évoque un « sacré merdier ». Pour les journalistes ayant relaté en direct, mardi 23 septembre, l’improbable feuilleton de la non-arrestation de trois djihadistes français de retour de Syrie, cette journée restera comme l’exemple édifiant d’un emballement médiatique alimenté par le silence de la Place Beauvau.
Mardi, peu après 13 heures, la chaîne d’information en continu i-Télé annonce l’interpellation à Orly et le placement en garde à vue dans les locaux de la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) de trois individus considérés comme dangereux, expulsés le jour même par les autorités turques : Imad Djebali, ami d’enfance de Mohamed Merah et condamné en 2009 à quatre ans de prison pour terrorisme, Abdelouahed Baghdali, époux de Souad Merah, la sœur du tueur au scooter, et Gael Maurize, également connu des services de renseignement pour son implication dans une filière djihadiste.
CONFUSION
L’annonce anticipée par i-Télé de leur interpellation programmée depuis plusieurs jours est aussitôt reprise par l’ensemble des médias en continu. Elle se révéla rapidement fausse. Après huit heures de mutisme, le démenti officiel du ministère de l’intérieur ne tombera que vers 21 h 20, par communiqué. Entre-temps, plusieurs médias affirment que les trois hommes n’ont jamais quitté Istanbul. Selon les informations du Monde, les djihadistes se promenaient en réalité mardi après-midi en toute liberté dans les rues de Marseille, en raison d’un incroyable loupé de la coopération policière franco-turque. Mercredi matin, l’un de leurs avocats, Me Pierre Le Bonjour, a annoncé qu’ils avaient l’intention de se rendre à la gendarmerie du Caylar (Hérault).
Surveillés de longue date par la DGSI, Imad Djebali, Abdelouahed Baghdali et Gael Maurize s’étaient envolés en février pour la Syrie afin d’y rejoindre les rangs de l’Etat islamique (EI). Déçus, à en croire certains membres de leur entourage, par la réalité du djihad syrien, ils décident de se rendre à la fin d’août à la police aux frontières turque en demandant d’être remis aux autorités françaises. Après trois semaines dans un centre de rétention administrative pour infractions au droit du séjour, les trois hommes sont acheminés mardi par les autorités turques vers un aéroport d’Istanbul, où ils sont censés prendre un vol pour Paris.
LIBRES COMME L’AIR
Las, le commandant de bord refuse d’embarquer les trois djihadistes, au motif que les policiers turcs ont omis de présenter un document nécessaire à leur expulsion. La police turque enregistre les trois combattants sur le vol suivant — à destination, lui, de Marseille —, sans juger utile d’alerter les autorités françaises. A Orly, les agents de la DGSI font le pied de grue en attendant leurs « prises ». Ne voyant rien venir, les autorités françaises contactent leurs homologues stambouliotes, qui les informent du changement de programme.
Entre-temps, Imad Djebali, Abdelouahed Baghdali et Gael Maurize ont passé la douane de l’aéroport Marseille-Provence en présentant leur passeport, et se retrouvent à déambuler sur la Canebière, libres comme l’air. « J’ai eu mon client au téléphone vers 16 heures, raconte au Monde l’avocat d’Imad Djebali, Me Pierre Dunac. Il est bien en France, personne n’est venu l’arrêter, il ne comprend pas ce qui se passe, mais est tout à fait disposé à s’expliquer si les autorités le contactent ». Sitôt l’information remontée, le pôle antiterroriste du parquet de Paris délivre un mandat d’arrêt. Mardi soir, aucun des trois djihadistes n’avait entrepris la démarche de se rendre aux autorités.
L’ÉPISODE LAISSERA DES TRACES
Le communiqué de la Place Beauvau, tombé dans la soirée, insiste pudiquement sur la responsabilité des autorités turques dans ce mémorable fiasco : « Les services français ont été informés par leurs homologues turcs de ce changement de vol après l’arrivée sur le sol français des trois ressortissants expulsés. » Premier à prendre la parole sur cette affaire, mercredi matin, le ministre de la défense, Jean-Yves Le Drian, a évoqué, sur France Info, un « cafouillage », un « couac », déplorant « l’initiative malencontreuse » des autorités turques de changer d’avion et assurant qu’une solution serait « vite trouvée ».
A l’heure où l’échange d’informations entre Istanbul et Paris apparaît comme un rouage essentiel de la sécurité nationale, l’épisode laissera des traces. Et soulève d’inquiétantes questions sur la capacité des autorités turques à gérer l’afflux croissant d’Européens qui traversent la frontière chaque semaine pour rejoindre le chaos syrien. Sur les 350 Français qui combattent actuellement en Syrie, tous ou presque sont passés par la frontière turque. Et parmi les quelque 180 qui sont rentrés en France ces derniers mois, l’écrasante majorité est passée par la Turquie.
LA FILIÈRE D’ARTIGAT
Les trois individus qui se promènent à Marseille sont connus de longue date des services de renseignement. Tous trois apparaissaient dans le dossier de la filière d’Artigat, du nom d’un village ariégeois dans lequel un groupe de jeunes islamistes, pour la plupart issus de cités toulousaines, a constitué dans les années 2000 un bureau de recrutement djihadiste vers l’Irak, sous l’égide d’un Français d’origine syrienne, Olivier Correl, dit « l’émir blanc ».
Cette filière djihadiste avait été l’une des premières à faire l’objet d’un procès en France en 2009. Imad Djebali, l’un des trois djihadistes envoyés à Marseille par les autorités turques, avait alors été condamné à quatre ans de prison pour participation à un groupe djihadiste irakien, recrutement de volontaires et financement d’attentats en Irak.
L’AFFAIRE MERAH
Une partie des éléments de la procédure de la filière d’Artigat ont été versés au dossier Merah en raison de liens familiaux entre les deux affaires : cette ferme communautaire salafiste était fréquentée par Abdelkader et Souad Merah, le frère et la sœur du tueur de Toulouse, et plusieurs de ses membres ont été en contact avec Mohamed Merah au cours de l’année 2011. « Il s’agit d’une cellule dormante qui s’est régénérée et est toujours active », explique Me Samia Maktouf, l’avocate du soldat français Imad Ibn Ziaten, la première victime de Mohamed Merah.
Preuve que la filière ne dort que d’un œil, deux de ses membres, Sabri Essid, demi-frère de Mohamed Merah, et Thomas Barnouin, une figure du djihadisme français originaire d’Albi, tout comme Gael Maurize, l’un des expulsés de mardi, se sont eux aussi envolés pour la Syrie entre février et mars avec plusieurs camarades d’Artigat.
Ces deux individus avaient été condamnés à quatre et cinq ans de prison à l’issue du procès de 2009. Ils avaient à l’époque été interpellés par les services de renseignement syriens tandis qu’ils s’apprêtaient à rejoindre le conflit irakien, et renvoyés en France. En quelques années, les alliances géopolitiques ont changé. Les motivations des djihadistes de la première heure, elles, semblent intactes.
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