A prostitute waits for clients in the Bois de Boulogne, on March 2, 2012 in Paris. Twenty-five suspected prostitutes were arrested during an overnight anti-prostitution operation.  AFP PHOTO / THOMAS SAMSON

Les parlementaires veulent pénaliser les clients des prostitués.

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"Attendez moi dix minutes, je prends un client et je suis à vous." Dans son déshabillé rose poudré au décolleté vertigineux, Mélinda, la soixantaine, fait entrer à l'arrière de sa camionnette déglinguée un homme élégant, manteau kaki et casquette gavroche vissée sur le crâne. Le soleil vient de se coucher. Les trottoirs qui bordent le bois de Vincennes sont quasiment déserts mais le ballet des voitures ne fait que commencer.

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Les intéressés sont faciles à reconnaître: ils ralentissent à l'approche des camionnettes, jaugent puis se garent. Si la prostituée est au volant, elle est disponible, sinon ils font un petit tour puis reviennent quelques minutes plus tard. Les habitués grimpent rapidement à bord. Ils connaissent les tarifs - 30 euros la fellation, 50 euros "l'amour" - et bien souvent ont leurs habitudes avec l'une des filles. Les novices hésitent. A l'instar de cet homme qui fait les cent pas. En costard-cravate, il pianote nerveusement sur son Iphone tout en dévisageant les filles sans parvenir à se décider.

"Désolée, mais il fallait que je le prenne. C'est un habitué et en ce moment comme c'est compliqué, ce sont eux qui nous font vivre. On a moins de clients à cause de cette loi." "Cette loi" n'a pourtant pas encore été adoptée. Les sénateurs se penchent à partir de ce lundi sur un texte prévoyant de pénaliser le recours à une prostituée. S'il est adopté, les clients devront s'acquitter d'une amende de 1500 euros.

Un homme sur cinq a vu une prostituée au cours de sa vie

Qui sont les hommes visés? "Mes clients sont des 'Monsieur-tout-le monde'", assure Manuela qui se prostitue depuis plus de dix ans le long de l'allée Reine-Marguerite, au coeur du bois de Boulogne. Dans une grande enquête sur la sexualité en France (2008), les sociologues Nathalie Bajos et Michel Bozon estiment que 18,1% des hommes - car les clients appartiennent dans l'immense majorité à la gente masculine - ont eu au moins une fois dans leur vie des relations tarifées. Soit un homme sur cinq.

Confortablement installée dans sa camionnette verte transformée à grand renfort de plaids, de boa en plumes et de rideaux multicolores en chambre, cette Vénézuélienne reçoit "des avocats, des hommes d'affaires ou des ouvriers". Ils ont entre 20 et 80 ans. A l'extérieur, les berlines sont garées à côté des fourgonnettes d'entreprise et des voitures plus modestes. "Nos clients, ce sont vos pères, vos frères, vos maris", résume-elle, moulée dans une robe noire dont ses seins cherchent à s'échapper à chaque inspiration. "Pour certains, 50 euros, ça représente plusieurs semaines d'économie, pour d'autres pas grand-chose."

"Nous sommes un rempart contre le délitement de la famille"

Que recherchent-ils? "Il ne faut pas penser que les hommes qui viennent nous voir veulent uniquement du sexe. Certains oui, mais franchement ce n'est pas la majorité", assure Mado, 47 ans, une Camerounaise qui se prostitue depuis 7 ans. Selon une enquête du Mouvement du Nid, une association d'aide aux prostituées qui milite en faveur de la pénalisation, la majorité des clients sont des hommes mariés, pères de famille.

"Ils aiment leur femme mais n'ont plus de relations sexuelles, explique Mélinda. Nous leur donnons ce qu'ils ont besoin sans mettre en péril leur couple. Contrairement à une maîtresse. Nous sommes un rempart contre le délitement de la famille. On a un peu un rôle de psychologue. Nous leur expliquons ce qu'est la ménopause, comment raviver le désir... Avec nous, ils n'ont rien à prouver, ils peuvent se confier, même sur des sujets tabous." Elle ne compte plus le nombre de clients qui se sont épanchés sur leur problème de prostate ou d'éjaculation précoce. Certains viennent pour accomplir leurs fantasmes, réaliser des pratiques qu'ils n'osent pas demander à leur compagne. "Les hommes ont leurs petits secrets, sourit Mado. Dans certains couples, le sexe est tabou. Ils ont honte d'être mal jugés."

"Ils veulent avant tout de la chaleur humaine"

Dans leur clientèle, les trois femmes comptent également beaucoup de veufs, célibataires ou loin de leur famille qui viennent rompre une solitude. "Ils veulent avant tout de la chaleur humaine, assure Mado. Certains ne parlent à personne de la journée, alors après l'acte, ils me racontent leurs soucis." Les hommes qui la paient juste pour être écoutés sont bien plus nombreux qu'on ne le croit.

Parfois ces relations dépassent le cadre professionnel. Manuela s'est mariée deux fois. A chaque fois avec des anciens clients. "C'étaient des hommes merveilleux, avec qui je pouvais discuter des heures. On est humaine vous savez, on a des sentiments." Combien de couples se sont formés sur le lieu de travail, pourquoi pas elle? De manière plus prosaïque, concède-t-elle, être à l'écoute de ses clients est également une stratégie de fidélisation. "Ça fait partie de notre métier d'être à l'écoute, de savoir se montrer tendre."

L'éducation sexuelle

En quarante ans de métier, Mélinda n'a remarqué qu'un changement notable au sein de sa clientèle: le rapport des plus jeunes au sexe. D'après l'étude sur la sexualité, les 20-34 ans représentent près de la moitié des clients. "Avant, ils venaient surtout pour découvrir l'amour, parfois pour se faire déniaiser. Aujourd'hui, ils veulent reproduire des scènes de sexe qu'ils ont vu dans des pornos. Des trucs trashs le plus souvent. On est obligé de faire leur éducation sexuelle, de leur expliquer que s'ils reproduisent ça avec leur copine, ils ne vont jamais réussir à avoir de relations normales." Mado voit également passer beaucoup de jeunes, à peine majeur, à l'arrière de sa camionnette. "On leur apprend comment ça marche les filles. Certains ne viennent même pas pour la passe, ils veulent savoir comment on fait l'amour, comment on drague, ce qu'on doit dire à une fille..."

Contrairement à ce qu'assurent les parlementaires à l'origine du projet de loi, Mado, Mélinda et Manuela ne voient pas dans leurs clients des manipulateurs violents ayant une vision avilissante de la femme. "Quel mépris les féministes ont de leur concitoyens!", tempête cette dernière. Toutes trois assurent être à leur compte. Aucune ne nient le problème des réseaux mais, selon elles, cette loi ne s'attaque pas aux bonnes personnes. "Les filles qui appartiennent à ces réseaux vivent effectivement un drame, mais le premier niveau de violence vient de l'intérieur, assure Mélinda. Des macs, des hommes chargés de les surveiller, de ceux qui relèvent l'argent... Pas des clients". Un homme, brun, yeux bleus, la trentaine, frappe à la porte de la camionnette. Les affaires reprennent. "Vous trouvez qu'il a l'air méchant?", lance-t-elle en guise d'au revoir.

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