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Fabrique-moi un mouton

Grâce aux imprimantes 3D, les "makers" créent des objets courants ou des prototypes, sortant des logiques industrielles classiques.

Par  et Frédéric Joignot

Publié le 04 avril 2013 à 16h24, modifié le 09 avril 2013 à 11h51

Temps de Lecture 11 min.

Une imprimante 3D fabrique une oreille artificielle en collagène dans un laboratoire de l'université de Cornell, à Ithaca, New York.

On les appelle les "makers" ("ceux qui fabriquent"). Ce mouvement international de passionnés de high-tech et d'impression 3D prétend réinventer le capitalisme et révolutionner la production des biens de consommation. Il veut en finir avec la standardisation des objets courants, défier l'obsolescence programmée, arrêter les délocalisations, réindustrialiser les villes sans les polluer, relancer l'artisanat. Rien que ça. Leur livre de chevet, sorti en France en novembre 2012, est Makers. La nouvelle révolution industrielle, de Chris Anderson, l'ancien rédacteur en chef de Wired, revue culte des geeks. Selon ce dernier, ce mouvement a vraiment pris aux Etats-Unis il y a sept ans.

Chris Anderson dirige à présent une petite usine de drones et de robots volants à San Diego, Californie. "Nous sommes aujourd'hui comme en 1984, l'année où Apple a lancé le Macintosh, quand chacun a pu utiliser un ordinateur personnel et oeuvrer au nouveau monde virtuel, affirme-t-il. L'équivalent du Macintosh est l'imprimante 3D, une machine capable de fabriquer directement des objets solides conçus sur ordinateur." Pour lui, la génération née avec le PC portable et le Web passe du virtuel au réel. Du cyberespace au monde physique. Elle s'équipe de scanners tridimensionnels, d'imprimantes 3D et de découpeuses laser, autant d'outils à commande numérique autrefois réservés à l'industrie, qui permettent de fabriquer des choses usuelles. Chez soi. Dans son garage. Dans des clubs de bricoleurs ou des ateliers de quartier.

DES TECHNIQUES DE PLUS EN PLUS SOPHISTIQUÉES

Avec ces machines, n'importe quel artiste, designer, architecte ou particulier de talent peut modéliser en 3D un objet ou un prototype auquel l'industrie n'a pas pensé, puis le fabriquer, sur son imprimante 3D ou en passant par une entreprise équipée pour, en plastique, en plâtre, en résine, en aggloméré ou en métal. "La liberté de conception du Web rejoint le monde des objets", résume Chris Anderson.

Comment fonctionne l'impression tridimensionnelle ? Obéissant à un programme informatisé, la machine dépose des couches de matière l'une sur l'autre, comme une imprimante dépose de l'encre, jusqu'à produire l'objet, sans déchet (ou très peu), tel qu'il a été dessiné. Le procédé a été inventé en juillet 1984 par un ingénieur français, Jean-Claude André, puis breveté industriellement aux Etats-Unis par Charles Hull, en 1986. Onze ans plus tard, le MIT (Massachusetts Institute of Technology), à Cambridge, a mis au point une imprimante permettant le prototypage rapide d'objets en plâtre, qui a aussitôt séduit les architectes et les designers - et maintenant les makers.

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Désormais, plusieurs techniques fonctionnent, de plus en plus sophistiquées : l'impression couche sur couche, la fusion de fils de plastique, le transfert d'une image sur un film de résine, le modelage à jets multiples, la stéréolithographie. L'industrie aéronautique, automobile ou du jouet, la construction utilisent déjà d'énormes imprimantes 3D pour fabriquer de grandes pièces. L'Objet1000 est ainsi capable de fabriquer des pièces d'un mètre de haut en quatorze matériaux, en couleurs ; la Mammoth a permis de répliquer la momie de Toutankhamon et la D-Shape transforme le sable en faux marbre - la NASA veut l'utiliser sur une base lunaire.

3,7 MILLIARDS DE DOLLARS

Plusieurs imprimantes 3D de qualité sont accessibles au grand public : la Solidoodle vaut 400 €, la Cube 3D, 1 000 € ; la Replicator 2, inventée par la start-up MakerBot - un nom qui vient du fameux "replicator" de "Star Trek" qui fabrique n'importe quel objet à la demande -, coûte 2 100 €. Elle imprime en bioplastique des objets de 28 × 14 × 15 centimètres avec une résolution fine, sur deux couleurs. Pour Chris Anderson, la Replicator est le Macintosh de l'imprimante 3D. Des cabinets de design, des concepteurs de jouets, mais aussi des familles et des artistes en commandent. Selon Terry Wohlers, expert du marché de la 3D, les ventes attendues des produits et services de l'impression 3D atteindront 3,7 milliards de dollars en 2016 (près de 3 milliards d'euros), 5,2 milliards de dollars (4 milliards d'euros) en 2020. Un début prometteur.

Reproduction d’un Stradivarius.

L'imprimante 3D est l'objet-culte des makers. A la fois bricoleur, artisanal et riche de nombreuses start-up, ce mouvement se développe rapidement. Un de leurs journaux et sites favoris est Make, "le magazine qui célèbre votre droit de modifier, pirater, et tordre la technologie à votre propre volonté". Lancé en 2005, il attire des dizaines de milliers de visiteurs chaque jour, regroupe des centaines de communautés dites "do it yourself" ("faites-le vous-même") qui partagent des logiciels, des kits de fabrication et des idées techniques.

En septembre 2011, après celle de la Silicon Valley en mai, la grande foire des makers (World Maker Faire) de New York a attiré 35 000 personnes, qui ont échangé leurs savoir-faire, fait connaître leur start-up ou se sont initiées aux dernières technologies.

DES MILLIERS DE DESSINS ORIGINAUX

Des sites spécialisés proposent aujourd'hui aux makers des milliers de dessins originaux. Vaisselle, meubles, jouets, personnages de bande dessinée : d'après le magazine Forbes (du 10 décembre 2012), de janvier à juillet 2012, 8,5 millions d'internautes ont ainsi téléchargé des modèles sur le site spécialisé Thingiverse.com. Les makers les fabriquent ensuite eux-mêmes sur leur imprimante 3D ou le font faire par les sites.

C'est ce qu'offre la plate-forme d'impression 3D Shapeways, lancée en 2007. Elle a ouvert en octobre 2012 une usine équipée de 50 grosses imprimantes dans le Queens, à New York. Fin 2011, 100 000 personnes avaient rejoint cette communauté, qui commande ou conçoit chaque mois des dizaines de milliers de petits objets en plastique, en céramique, Nylon, titane, verre et acier, et les fait ensuite fabriquer.

START-UP INNOVANTES

En France, le mouvement des makers débute. Il combine des start-up innovantes, des bricoleurs et des petits ateliers. Né il y a un an, le "fablab" ou "laboratoire de fabrication" de l'université de Cergy-Pontoise (Val-d'Oise), nommé "FacLab", attire les makers passionnés. "Nous disposons d'imprimantes 3D, d'une découpeuse laser, vinyle et papier, d'une fraiseuse numérique, de composants électriques, mais aussi des nombreux outils comme des fers à souder, des scies, des perceuses, indique Laurent Ricard, professeur de développement sur le Web dans cette université. Des ateliers pédagogiques sont ouverts à tous ; des architectes, des designers et des artistes passent pour créer des prototypes. Des entrepreneurs nous contactent, comme celui qui a fabriqué un système de teinture de tissus, aujourd'hui commercialisé."

Le concept de "fablab" a été imaginé au début des années 2000 par Neil Gershenfeld, un physicien du MIT. "L'idée lui est venue à la suite du succès de son cours "How to make (almost) anything" - "Comment fabriquer (presque) n'importe quoi"", raconte Laurent Ricard. Dans ce cours, Neil Gershenfeld affirmait que de petits ateliers bien équipés pouvaient désormais produire toutes sortes d'objets indispensables au public, sans attendre les industriels. "Notre défi collectif, écrit-il dans son dernier essai, est désormais de répondre à cette question cruciale : comment allons-nous vivre, apprendre, travailler, quand chacun d'entre nous peut fabriquer n'importe quoi, n'importe où ?"

149 FABLABS À TRAVERS LE MONDE

En août 2012, on recensait 149 fablabs à travers le monde. Certains sont des ateliers de bricoleurs, d'autres sont adossés à des institutions prestigieuses : à Barcelone, l'un des plus anciens fablabs - il est né en 2005 - est associé à l'Institute of Advanced Architecture of Catalonia. Il a rénové des immeubles, fabriqué une maison solaire et planté des potagers urbains. La France compte une vingtaine de fablabs : certains sont encore précaires, d'autres sont associés à des institutions - celui de Nancy est soutenu par l'Ecole nationale supérieure en génie des systèmes industriels. Interrogée sur leur avenir, la ministre déléguée aux PME, à l'innovation et à l'économie numérique, Fleur Pellerin, a tweeté le 9 décembre 2012 : "Oui, nous voulons des #fablab partout en France."

Coque d’iPhone.

A côté des fablabs, la France des makers compte aussi des start-up innovantes dans l'impression 3D, comme Co-Web, Digiteyeser ou Sculpteo. Cette dernière, spécialisée dans la fabrication d'objets ludiques, propose des coques de portable personnalisées et des objets et jouets en plastique, résine, céramique ou poudre minérale. Les clients choisissent la couleur, la matière, le format, ou encore téléchargent une application de modélisation pour concevoir l'objet de leur choix. Ils envoient ensuite leur fichier sur le réseau de Sculpteo, qui le dirige vers l'atelier affilié le plus proche. C'est de la fabrication sur-mesure.

S'AFFRANCHIR DU MONDE INDUSTRIEL

On l'aura compris, les makers, qu'ils réparent, recyclent, bricolent, innovent, inventent ou lancent des start-up, entendent réformer notre mode de production industriel. Premier bouleversement : avec l'imprimante 3D, les inventeurs n'ont plus besoin de déposer des brevets et de convaincre les industriels de fabriquer leurs objets - ils peuvent se transformer aisément en entrepreneurs. "N'importe quel studio de création peut à présent modéliser une ligne d'objets, puis fonder l'entreprise qui va ensuite l'exploiter", explique Chris Anderson.

Pour l'ex-rédacteur en chef de Wired, il s'agit d'un véritable tournant industriel. "L'important n'est plus la propriété des moyens de production, mais la location des moyens de production. Ils se mettent au service des concepteurs." Les makers ont le sentiment de s'affranchir du monde industriel : ils ne dépendent plus des priorités fixées par les entreprises. Cette revendication est très forte dans les pays émergents, où les populations manquent souvent de tout. A Jalalabad, en Inde, un petit fablab lancé en juin 2008 a ainsi fabriqué des antennes pour le réseau Wi-Fi d'une école et d'un hôpital. Il les a conçues et fabriquées lui-même, sans attendre qu'une entreprise lui fournisse l'objet.

Une révolution d'autant plus facile que l'impression 3D allège considérablement le processus de production. "Jusqu'ici, il fallait réaliser un moule unique et un poste de fabrication pour produire chaque objet, explique Clément Moreau, cofondateur de Sculpteo. Pour cela, il fallait souvent investir entre 10 000 et 100 000 €. Avec l'impression 3D, on peut créer toutes sortes de pièces avec la même machine, uniquement en changeant le programme de pilotage." Ces pièces peuvent ensuite être imprimées dans les ateliers les plus proches des clients.

"L'ÈRE DE LA PERSONNALISATION"

Les makers veulent également lutter contre la standardisation des objets industriels : avec l'imprimante 3D et la conception assistée par ordinateur, les biens de consommation peuvent désormais être personnalisés. "Avant le XIXe siècle et l'arrivée de la grande industrie, le sur-mesure et l'artisanat étaient la norme, rappelle Clément Moreau, l'un des dirigeants de Sculpteo. Puis la standardisation a gagné tous les objets quotidiens. Aujourd'hui, nous entrons, au contraire, dans l'ère de la personnalisation."

Objet imprimé en 3D présenté llors d'un salon professionnel à Qingdao (Chine), en décembre 2012.

Enfin, les makers veulent défier l'obsolescence rapide des objets. Les choses s'usent de nos jours très rapidement, disent-ils, nous allons les réparer plutôt qu'en acheter de nouvelles. Avec la conception numérique et l'imprimante 3D, n'importe quel particulier peut fabriquer dans un atelier ou un fablab de quartier une pièce sur mesure afin de réparer son ordinateur ou sa voiture. Et ce sans attendre que la grande industrie lui livre la pièce manquante. Les makers veulent faire vivre les objets longtemps, les entretenir, les améliorer, les bricoler - et cesser la course à la consommation.

Quelle est la part de l'utopie, sinon de voeux pieux dans ces expériences ? Alain Bernard, vice-président de l'Association française de prototypage rapide, pionnière de l'impression 3D dans l'Hexagone, trouve "formidable" que la nouvelle génération Internet fabrique des objets : "Cela va forcer l'industrie à innover." Il récuse cependant le terme de "révolution industrielle". "Nous en sommes loin", affirme-t-il, même si la technique est pleine d'avenir dans la grande industrie. "Les nouvelles imprimantes peuvent produire des objets de grande taille en métal, en ciment ou en marbre artificiel. Elles commencent déjà à fabriquer des pièces de structure pour les ailes des avions et les carrosseries."

SCEPTICISME

D'autres se montrent cependant plus sceptiques. Kevin Mellet, chercheur au Centre de sociologie de l'innovation, doute ainsi de l'analyse de Chris Anderson sur l'appropriation des moyens de production par un peuple de makers. "Chris Anderson exagère, comme toujours. La grande industrie va continuer à dominer la fabrication de masse", estime-t-il. Terry Wohlers, expert du marché de l'impression 3D, ne dit pas autre chose. "Une vague de bricoleurs et de petits inventeurs va se lever, mais elle ne va pas rivaliser avec la grande industrie", affirme-t-il.

Christopher Mims, observateur écouté de Technology Review, la revue du MIT, pense lui aussi que la production des makers restera marginale. "Le rêve de l'impression 3D de prendre en charge toute la fabrication traditionnelle, écrit-il le 25 janvier 2012 dans un article qui fait encore le tour du Net, doit être considéré comme ce qu'il est : une idéologie." Il ajoute : "C'est s'engager dans un déni complet de la complexité de la fabrication moderne, voire dans une méconnaissance des défis du travail de la matière (...), comme la cuisson de la céramique dans un four, la fonte des métaux ou le mélange de la chaux et du sable à très haute température pour réaliser des produits en verre à très haute température."

Le 12 février 2013, pendant son discours sur l'état de l'Union, Barack Obama s'est montré plus enthousiaste. Pour le président américain, les technologies d'impression 3D ont le "potentiel de révolutionner la façon dont nous fabriquons presque tout". Après avoir décrit un vieil entrepôt de l'Ohio transformé en atelier de fabrication high-tech, il a annoncé le lancement de trois centres similaires. "Je demande au Congrès d'aider à créer un réseau d'une quinzaine de ces centres et de garantir que la prochaine révolution industrielle sera made in America", a-t-il conclu.

> Lire aussi "On ira dans un fablab comme chez un commerçant"

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