Partager
Santé

LSD, champignons hallucinogènes, les promesses ambiguës de la médecine psychédélique

Après des décennies de disgrâce, les champignons hallucinogènes sont à nouveau étudiés pour leur potentiel thérapeutique. Un champ de recherche controversé.

9 réactions
Les promesses ambiguës de la médecine psychédélique

Un champignon Psilocybes photographié en France.

© Yves Lanceau / Biosphoto / AFP

"PSILOCYBINE". Depuis 2009, le psychiatre Stephen Ross et son équipe de l'université de New York testent une nouvelle thérapie visant à soulager les dépressions chroniques et les très fortes anxiétés. Un traitement basé sur la psilocybine, le principe actif des champignons hallucinogènes qui provoque des visions et modifie la perception de l'espace et du temps. Tammy Burgess, New-Yorkaise de 55 ans, est l'une des 32 volontaires qui participent à leurs recherches. Après avoir guéri d'un cancer généralisé, elle souffrait d'une peur de la mort omniprésente et très imagée qu'aucun antidépresseur ne parvenait à calmer.

Un matin, elle s'est donc rendue dans une salle de l'université. Deux thérapeutes lui ont donné la fameuse pilule (30 mg de psilocybine), en rappelant que ses effets pouvaient être contrés par un antipsychotique. Une fois la drogue avalée, elle a posé des écouteurs sur sa tête, un bandeau sur ses yeux, et s'est allongée. Puis elle s'est mise à "planer" au sein d'étoiles multicolores... Les deux prises ont été suivie de séances de psychothérapie évoquant son ancienne maladie et l'inéluctabilité de la mort. Très vite, les crises d'anxiété ont commencé à s'estomper. Comme si quelque chose s'était "débloqué" en elle, a-t-elle expliqué à Stephen Ross.

Les essais cliniques que le psychiatre supervise, consistant pour l'heure à déterminer les effets indésirables du traitement, s'achèveront fin 2014 et donneront lieu à une publication scientifique. Autorisées par la Food and Drug Administration (FDA, agence américaine des produits alimentaires et médicamenteux), ces recherches ne sont pas un cas isolé.

D'autres sont en cours dans des universités américaines, mais aussi au Canada, en Suisse et en Angleterre. Elles pourraient déboucher sur des tests qui ouvriraient eux-mêmes la voie à la fabrication de médicaments. Et pas seulement pour traiter les dépressions sévères, car le potentiel thérapeutique de la psilocybine est également étudié pour d'autres maladies.

Mais si ces recherches rencontrent un intérêt croissant, la majorité des psychiatres et des psychologues restent toutefois à convaincre. Elles soulèvent encore beaucoup de méfiance, si ce n'est un profond rejet - en France tout particulièrement.

Les champignons "sacrés"

Pour le comprendre, il faut revenir des dizaines d'années plus tôt, lorsque les scientifiques ont commencé à étudier les champignons hallucinogènes. Tout commence en 1954 avec une expédition menée par l'Américain Robert Gordon Wasson, pionnier de l'ethno-mycologie. Cherchant la signification d'œuvres picturales du Moyen Âge décrivant des rituels liés à des champignons , il part à la rencontre des Indiens Mazatèques et Chatinos, dans le sud du Mexique. "Ce qu'il décrit à son ami Roger Heim, mycologue et directeur du Muséum d'histoire naturelle de Paris, incite ce dernier à le rejoindre, raconte Denis Lamy, historien des sciences à l'Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS). Ils participent à des cérémonies chamaniques et goûtent les champignons sacrés, dont les fonctions sont aussi bien religieuses que médicinales".

Les effets bénéfiques du LSD

Roger Heim est ainsi le premier scientifique de renom à avoir testé, sur lui, l'effet des champignons hallucinogènes ! Les récits de son expédition font les grands titres de la presse française et internationale, dévoilant au grand public les usages ancestraux des champignons "magiques". Au Muséum, Roger Heim étudie le cycle végétatif et la taxonomie des échantillons rapportés du Mexique, qu'il cultive et identifie au genre Psilocybe. Il sollicite alors l'aide d'Albert Hoffmann, des laboratoires pharmaceutiques Sandoz.

Quelques années plus tôt, ce chimiste genevois a découvert le LSD : un dérivé des alcaloïdes de l'ergot de seigle (Claviceps prupurea), un champignon parasite. En 1958, Albert Hoffmann isole les substances actives des Psilocybe mexicana cultivées à Paris. Il en trouve deux, baptisées psilocybine et psilocine, la première étant jugée plus intéressante car plus stable. Espérant qu'elle pourrait avoir un intérêt pharmaceutique, les laboratoires Sandoz en distribuent aux psychiatres et psychologues du monde entier, mais surtout aux Etats-Unis.

Dans ce pays traversé par un vif intérêt pour le "développement personnel" et de nouvelles approches thérapeutiques, les études se multiplient: près d'un millier, sur 40.000 personnes, rien que dans la première moitié des années 1960. Souvent peu rigoureuses, toutes font néanmoins état des effets bénéfiques de la psilocybine et d'autres hallucinogènes, LSD ou MDMA (amphétamine obtenue à partir du sassafras), dans des domaines variés, de la dépression aux addictions sévères en passant par la créativité artistique et la spiritualité ! Des études sont réalisées aussi en France par le psychiatre Jean Delay, qui teste ces substances à l'hôpital Saint-Anne.

Expulsé de Harvard

Mais les dérapages ne tardent pas. En 1963, par exemple, le futur écrivain Timothy Leary (qui travaille sur l'émergence du sentiment mystique) est expulsé de Harvard pour avoir donné de la psilocybine à ses étudiants. L'Amérique prend par ailleurs conscience de la dangerosité des hallucinogènes. "Sans risque auprès d'un thérapeute averti, souligne le psychiatre lyonnais Olivier Chambon, ils peuvent faire vivre des expériences désagréables ou perturbantes lorsqu'ils sont pris sans précautions." De plus en plus d'Américains se retrouvent aux urgences, tandis que la presse rapporte des histoires de personnes se jetant d'une fenêtre parce qu'elles croyaient pouvoir voler.

En 1970, les Etats-Unis interdisent toute consommation de psychotropes hallucinogènes, catégorisant la psilocybine ou le LSD comme des drogues de classe 1, les plus dangereuses, bien qu'elles n'aient pas d'effets toxiques et addictifs avérés. L'OMS leur emboîte le pas peu après. Les recherches sont stoppées net, car les substances psychédéliques sont désormais associées aux crises de démence et à la contre-culture hippie.

Il faudra attendre 1998 pour qu'une découverte réveille l'intérêt chez les scientifiques. Un chercheur zurichois constate alors que l'action de la psilocybine peut être jugulée en bloquant certains récepteurs de la sérotonine, un neurotransmetteur qui régule de nombreuses fonctions physiologiques telles que le rythme circadien, les douleurs et l'anxiété. Cela incite une poignée de psychiatres à jeter un regard neuf et dépassionné sur les anciennes recherches. Ils sont soutenus par des organismes privés comme l'Association pluridisciplinaire pour l'étude des substances psychédéliques (Maps), qui dispose aujourd'hui d'un budget de 1,5 million de dollars et emploie quatorze personnes en Californie.

En 2001, la Maps cofinance ainsi une étude sur la psilocybine à l'université d'Arizona - la première que les autorités américaines autorisent depuis près de trente ans. Elle évalue l'impact de la substance sur les troubles obsessionnels compulsifs. Contrairement aux anciennes recherches, celle-ci est réalisée en double aveugle et contre un placebo. Publiées en 2006, ses conclusions indiquent que les neuf volontaires ont vu leurs troubles diminuer voire disparaître (de 23 à 100 % selon les cas), sans conséquences néfastes si ce n'est une légère hypertension chez l'un deux. Cette même année, une équipe de Harvard annonce d'autres résultats. Ils concernent une maladie rare : l'algie vasculaire de la face, appelée parfois "céphalée suicidaire" tant les douleurs sont insupportables. Les remèdes existants ne fonctionnent que sur 73 % des patients. Or la psilocybine permettrait non seulement de bloquer les attaques (22 sujets sur 29, soit 85 %), mais aussi de retarder leur survenue.

Quand la conscience de soi se dissout

Malgré les difficultés à obtenir autorisations et financements, la com- munauté des "chercheurs psychédéliques" s’agrandit. Bon nombre s’intéressent aux angoisses des patients en fin de vie, comme les psychiatres de l’université de Californie, à Los Angeles, qui présentent leurs travaux en 2010. Suivies d’une psychothérapie, les doses de psilocybine qu’ils ont administrées à douze personnes atteintes d’un grave cancer ont entraîné une réduction significative de l’anxiété, de un à trois mois après le traitement ; six mois plus tard, leur humeur était bien meilleure et stabilisée. Le nombre de patients est, là encore, trop faible pour tirer des conclusions. En outre, ces études ne font que mesurer l’évolution de paramètres cliniques sans en comprendre les causes.

Il faut dire que la manière dont la psilocybine agit sur notre cerveau n’est toujours pas claire. En 2012, l’imagerie cérébrale a toutefois fourni quelques éléments de réponse et une grande surprise : contrairement à ce que les scientifiques pensaient, elle ne mettrait pas le cerveau en ébullition. Le neuroscientifique Robin Carhart-Harris et son équipe de l’Imperial College de Londres ont observé qu’elle réduisait l’activité neuronale dans certaines parties du cerveau, le cortex préfrontal médian et le cortex cingulaire postérieur en particulier, très densément connectées aux zones sensorielles. C’est grâce à elles que nous avons l’impression que le monde est ordonné, et que se renforce la conscience que nous avons de nous-mêmes.

Robin Carhart-Harris pense que la psilocybine déclenche l’activation d’un groupe de neurones qui inhibe ces parties du cortex. Les zones sensorielles associées deviendraient alors plus autonomes, et la conscience de soi se "dissoudrait".

Par rapport à un placebo (en haut), la psilocybine (au milieu) modifie les connexions entre le cortex préfrontal médian (en rouge), lieu de la conscience de soi, et les autres zones du cerveau. Elle les intensifie (en orange) ou les relâche (en bleu). En bas, les différences notables entre placebo et psilocybine. © Carhart-Harris et al.

D’où ces sensations de détachement, de liberté et d’une nouvelle cognition. Cela expliquerait aussi une autre observation des neuro-pharmacologues londoniens : les personnes qui ont absorbé de la psilocybine se souviennent plus facilement d’épisodes liés à des émotions positives. Or, chez une personne déprimée, obnubilée par ses pensées négatives, ces parties du cortex préfrontal et cingulaire sont le siège d’une activité excessive : elles sont hyper-connectées aux zones sensorielles du cerveau. En "déconnectant" ce réseau neuronal, les substances psychédéliques calmeraient les états dépressifs et les crises d’anxiété.

Sûr, efficace, acceptable ?

"Ces substances ont des propriétés remarquables, s’enthousiasme Olivier Chambon. Certes, elles ne sont pas la panacée. Mais les patients qui ne répondent à aucun traitement pourraient, je le pense, bientôt en bénéficier." L’engouement de certains psychiatres se heurte pourtant à une levée de boucliers, notamment dans le monde académique. La psilocybine est-elle sûre, efficace et acceptable ? "Absolument pas, en l’état actuel des choses, répond Michel Lejoyeux, chef du service de Psychiatrie et d’addictologie à l’hôpital Bichat (Paris). On ne saurait prescrire de telles drogues juste parce qu’elles auraient un effet antidépresseur au milieu de beaucoup d’autres. De plus, ce genre de traitement relève de l’emprise psychique ! Il s’inscrit à l’opposé de la démarche psychanalytique, qui vise à accompagner un patient vers une prise de conscience et des améliorations qui soient de son fait, et non à modifier son état de conscience de façon artificielle."

En France, où aucune recherche de ce type n’a été conduite depuis des dizaines d’années, l’hostilité est ainsi très forte. "Pour des raisons historiques et culturelles, les réticences semblent bien plus grandes que dans d’autres pays comme les États-Unis ou la Suisse, explique David Dupuis, anthropologue à l’EHESS, qui étudie les usages contemporains des substances hallucinogènes. On redoute aussi des dérives sectaires impliquant leur utilisation. Ainsi, les travaux de recherche portant sur les hallucinogènes sont parfois disqualifiés en raison même de leur objet. Cette situation est aussi paradoxale que regrettable. Car pour mesurer et prévenir d’éventuels dangers, on a besoin de mieux comprendre le contexte d’utilisation de ces drogues ainsi que leur mode d’action." Quels sont leurs effets sur le long terme ? Le "trip" hallucinatoire joue-t-il un rôle essentiel dans les bienfaits rapportés, ou n’est-il qu’un effet subalterne qui pourrait être évité ? De plus larges études seront nécessaires avant que les "portes de la perception" ne soient poussées officiellement. 

NUMÉRIQUE. Cet article de Franck Daninos est extrait de Sciences et Avenir Hors-série de l'automne 2014.

9 réactions 9 réactions
à la une cette semaine

Centre de préférence
de vos alertes infos

Vos préférences ont bien été enregistrées.

Si vous souhaitez modifier vos centres d'intérêt, vous pouvez à tout moment cliquer sur le lien Notifications, présent en pied de toutes les pages du site.

Vous vous êtes inscrit pour recevoir l’actualité en direct, qu’est-ce qui vous intéresse?

Je souhaite recevoir toutes les alertes infos de la rédaction de Sciences et Avenir

Je souhaite recevoir uniquement les alertes infos parmi les thématiques suivantes :

Santé
Nature
Archéo
Espace
Animaux
Je ne souhaite plus recevoir de notifications