Billet de blog 6 octobre 2014

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Les exclus de l'éducation prioritaire

Dans les établissements ZEP de France, depuis la nuit du 23 septembre, les enseignants font tous le même cauchemar. Ils rêvent qu'ils vont faire partie des établissements sortis de l'éducation prioritaire.

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Dans les établissements ZEP de France, depuis la nuit du 23 septembre, les enseignants font tous le même cauchemar. Ils rêvent qu'ils vont faire partie des établissements sortis de l'éducation prioritaire.

La ministre de l'éducation nationale n'a choisi d'annoncer pour le moment que le nombre d'établissements REP et REP + (nouvelles ZEP et « super » ZEP) par académie, sans détailler les noms des 1082 établissements concernés.

 C'est autour des vacances de Noël (voir ici ) que la liste des heureux gagnants et malheureux perdants devrait être officialisée. Depuis, pour trouver le sommeil, les « éducateurs prioritaires » se disent qu'une sortie serait finalement le signe d'une amélioration de la situation dans leur établissement, une sorte de promotion et de reconnaissance de leur investissement. Cela voudrait dire aussi qu'il y a pire ailleurs. Mais cette tentative d'auto-persuasion est inopérante: ils savent mieux que personne que la France est la championne OCDE des inégalités scolaires. Ils le vérifient cours après cours. Ils imaginent à quel point ce serait catastrophique de ne plus bénéficier des mêmes moyens qu'auparavant. Ils se répètent en fermant les yeux et en serrant fort leur oreiller que le nombre total d'établissements prioritaires reste inchangé, que le budget de l'éducation nationale est redevenu le premier de la nation et que surtout Najat Valaud Belkacem a twitté que pour « la nouvelle éducation prioritaire, [s]on ambition est forte ». Mais c'est plus fort qu'eux: ils angoissent.

Plus sérieusement, la nouvelle d'une sortie risque de susciter une très grande amertume chez les parents d'élèves et les enseignants concernés par cette « disqualification », surtout si celle-ci leur apparaît injustifiée.

Le ministère s'est basé sur un indice social, créé par la DEPP (direction de l'évaluation, de la prospective et de la performance qui évalue les politiques menées par l'éducation nationale). Le chiffre est obtenu en croisant quatre critères sociaux « transparents » et « scientifiques ».

Des critères scientifiques ?

Les critères sont les suivants :

  • Pourcentage d'élèves issus des catégories sociales les plus défavorisées

  • Pourcentage d'élèves issus de zones urbaines sensibles

  • Pourcentage d'élèves en retard à l'entrée en 6e

  • Taux de boursiers

 Le bon sens nous pousserait à valider une telle méthode mais le questionnement de chaque critère nous invite plutôt à relativiser sa scientificité.

 L'indicateur par catégories socio-professionnelles (CSP) présente un très notable défaut: il est fondé sur les déclarations des familles. Il n'a donc aucune pertinence statistique. Il suffit pour s'en convaincre de parcourir les dossiers remplis par les familles et récupérés par les collèges à l'entrée en 6e. Ils sont souvent très éloignés des situations réelles vécues par les familles. Pourquoi, alors même que la cohérence entre politique de la ville et politiques scolaires est revendiquée par notre ministre, ne pas avoir utilisé l'ABS (l'Analyse des Besoins Sociaux, voir ici ) qui territorialise, exploite et compare les données obtenues par la CAF et les conseils généraux ?

Pour les élèves issus de zones urbaines sensibles, on pourrait penser tenir un critère de qualité. Or, la nouvelle politique de l'éducation prioritaire fonctionne en réseaux (en continuité avec les dispositifs précédents RAR puis ECLAIR initiés par la droite). Si un collège quitte l'éducation prioritaire, ce sont donc toutes les écoles du réseau, y compris celles avec 100% d'élèves en zone sensible qui seront poussées hors éducation prioritaire. Il est par ailleurs à noter que les 188 lycées prioritaires sont pour l'instant exclus car leur cas « sera traité ultérieurement » (voir ici).

Le pourcentage d'élèves en retard à l'entrée en 6e est lui aussi très critiquable. Tout le monde sait que les moyennes nationales de redoublants cachent de très grandes disparités locales. Certaines écoles font redoubler, d'autres pas du tout. Dans les écoles des quartiers sensibles, justement parce qu'elles bénéficient de moyens supplémentaires, c'est à dire d'enseignants plus nombreux, à niveau égal, on fait moins redoubler les élèves. L'aide personnalisée, le travail en petits groupes permettent d'éviter « le maintien ». On y parle aussi plus souvent de « fluidité du parcours scolaire »...

Enfin, le taux de boursier est à prendre avec beaucoup de précautions. En fonction de la plus ou moins bonne gestion de l'établissement, le chiffre peut grandement varier. Voir son résultat grimper de 20% d'une année sur l'autre arrive fréquemment (après par exemple le renouvellement triennal de l'équipe de direction ou le retour d'un poste d'assistante sociale à temps plein...). De nombreuses familles ont besoin d'aide et de conseils au moment d'entamer des démarches administratives. Or si cette aide ne vient pas, faute de personnels impliqués et en nombre suffisant, les demandes de bourses ne sont pas faites et ne sont évidemment pas versées aux familles alors même qu'elles le devraient. Bon nombre d'assistantes sociales constituent d'ailleurs les dossiers pour les familles en difficulté sans attendre que celles-ci ne les réclament.

Au moment où il faudra expliquer aux parents d'élèves qu'ils ne sont plus assez pauvres et aux enseignants que leurs élèves ne sont plus assez en difficulté pour qu'ils bénéficient de moyens supplémentaires, le manque de rigueur de ces critères risque immanquablement de peser lourd, surtout si rien n'est expliqué.

Une « transparence » opaque

On peut aussi se demander pourquoi le ministère garde secret les chiffres obtenus à l'aide du croisement de ces quatre indices. Même les organisations représentatives n'en ont pas eu connaissance (voir ici).

Comment peut-on discuter de la pertinence de la nouvelle carte de l'éducation prioritaire si les indices chiffrés permettant sa redéfinition restent inconnus ? Pourquoi attendre « le mois de janvier » pour officialiser cette liste ? Ce ne serait pourtant pas du luxe d'anticiper la préparation de la rentrée 2015-2016 pour les établissements concernés. Les difficultés déjà observées dans les 109 réseaux « préfigurateurs » lors de cette rentrée inciteraient pourtant à la prudence (voir ici). Ne parlons pas des établissements rétrogradés qui devraient préparer une rentrée sans les personnels surnuméraires présents habituellement et les dispositifs d'aides aux élèves, spécificités de l'éducation prioritaire.

Comme pour ajouter au flou général, le ministère déclare : « Les recteurs vont, durant tout le premier trimestre, conduire le dialogue local afin d’identifier, dans le cadre de la nouvelle répartition académique, les futurs collèges et écoles de l’éducation prioritaire ».

 Si les recteurs savent qui est dans la liste, il paraît scandaleux de faire semblant de dialoguer et s'ils ne le savent pas, c'est tout aussi scandaleux d'avoir donné un chiffre précis parce que cela signifie que la refondation de l'éducation prioritaire va être guidée par un budget contraint mais certainement pas selon les besoins constatés sur le terrain.

 Par ailleurs, avec qui sera mené ce dialogue ? Certainement pas avec les parents d'élèves ni les personnels. Ce sont donc les chefs d'établissement, les directeurs académiques départementaux et les élus locaux qui vont être consultés. Les premiers dont le séjour dans un établissement difficile est souvent un tremplin pour la suite de leur carrière et qui de fait n'y restent que très rarement plus de trois ans ont souvent la tentation d'enjoliver la situation. Difficile en effet de scier la branche sur laquelle on est assis et de noircir le tableau lorsqu'on vous demande de dépeindre votre établissement et ses élèves.

Avec les élus, le dialogue risque de virer à l'empoignade, surtout s'il prend une tournure politique (voir ici). Les zones sensibles sont les premières victimes d'un contexte d'appauvrissement généralisé et de hausse ininterrompue du chômage depuis 8 ans. Les représentants des collectivités locales, déjà victime du désengagement progressif de l'État (comme l'annonce du budget 2015 vient de le confirmer) vont monter au créneau pour défendre leur fief respectif et éviter la catastrophe que représenterait une sortie de l'éducation prioritaire pour l'un des établissements de leur circonscription.

Pour mémoire, à l'origine des ZEP, certaines communes avaient refusé d'intégrer le dispositif jugé stigmatisant pour l'image de leur ville. Les temps ont bien changé, depuis 2004 le nombre de pauvres en France a augmenté de 30% (voir ici) et aujourd'hui ces villes mais aussi les personnels qui y enseignent se battent pour que leur établissement reste ou même entre dans l'éducation prioritaire. Le réveil risque d'être très difficile pour les déclassés et les recalés.

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