Autodidacte érudit, critique féroce, homme-cinéma… Au fil du temps, François Truffaut a mis toutes les chances de son côté pour construire son personnage.
Publié le 07 octobre 2014 à 11h00
Mis à jour le 08 décembre 2020 à 05h20
Comment transformer un ado au bord de la délinquance en cinéaste respecté, plus tard incarnation du cinéma français à l'étranger ? De plus en plus sciemment – mais aussi, de plus en plus légitimement – au fil des années, François Truffaut a bâti son personnage. Gros plan sur quatre stratégies.
Il est incollable sur le cinéma
Autodidacte, Truffaut l'est absolument. Et avec quelle précocité ! On connaît, au moins grâce aux « quatre cents coups » de son alter ego, ses ruses pour voir trois films par jour avec un seul ticket. Quand il s'agit de cinéma, le primo-délinquant se révèle impeccablement méticuleux et organisé. Dès 13 ans, cinéphile boulimique, il consigne sur des cahiers bleus et des feuilles Clairefontaine, la liste des films vus, des fiches et des notes sur des personnalités du cinéma. Très vite, il met au point une méthode de classement : à chaque réalisateur, sa chemise pleine de coupures de presse prélevées dans les revues cinéphiles de l'époque (Ciné-Digest, L'Ecran français, Cinémonde, etc.). De A comme Marcel Abouker à Z comme Fred Zinnemann, les dossiers s'entassent. Et l'érudition de Truffaut grandit.

Les 400 coups, 1959 - DR
Jamais ce goût des archives ne le quittera : voir celles, riches et nombreuses, qu'il lèguera de son vivant à la Cinémathèque. Juste retour des choses, quand on sait qu'il y a usé ses fonds de culotte. Quant aux ciné-clubs (qui vivent leur âge d'or) – le Delta, la Chambre noire, le studio des Champs-Elysées ou encore le Ciné-Club de la Revue du cinéma –, il les fréquente avec assiduité. C'est là, au secret du noir des salles, au contact des œuvres de Renoir ou de Bresson, que s'élabore sa future fameuse « politique des auteurs ».
Il s’entoure de grands noms
Si la passion du cinéma n’avait pas sincèrement et follement habité Truffaut, son fameux article Une certaine tendance du cinéma français, publié en janvier 1954 dans Les Cahiers du cinéma, aurait pu n’être que l’œuvre d’un arriviste, un inconnu pressé de se faire un nom en démolissant celui de gens connus et respectés. Car, au nom du combat esthétique et artistique qu’il entend livrer, c’est bien à un jeu de massacre stratégique que semble se livrer le jeune critique, qui entre dans la lumière en déboulonnant les plus célèbres scénaristes du moment (Jean Aurenche et Pierre Bost), en faisant tomber de leur piédestal des réalisateurs comme Claude Autant-Lara, Jean Delannoy, André Cayatte ou Yves Allégret.
Mais les noms connus ne sont pas que des cibles, des trophées : ils symbolisent aussi le cœur battant du cinéma, de son activité. C’est dans cette réalité que Truffaut veut trouver sa place, lui aussi. Ce qu’il exprime quelques mois plus tard, au printemps 1954, non plus sous l’angle de l’attaque mais de l’éloge en écrivant à plusieurs cinéastes : « "Je vous admire ; j’aimerais vous rencontrer ; j’aimerais écrire sur vous et parler de vous dans la presse"… Preston Sturges, Jean Renoir, Luis Buñuel, Max Ophuls, Abel Gance, Roberto Rossellini, Fritz Lang et Nicholas Ray reçoivent cette lettre à peu près en même temps », écrivaient Serge Toubiana et Antoine de Baecque dans leur biographie de Truffaut.
Aujourd’hui, Serge Toubiana souligne l’importance de ces cinq années d’activité critique qui sont aussi des années de formation décisives : « Entre 1953 et 1958, Truffaut noue des liens avec un très grand nombre de personnalités importantes. Il se lie d’amitié avec Jean Genet, qui a déjà publié des livres, avec Jacques Audiberti, avec Jean Cocteau et avec l’auteur de Jules et Jim, Henri-Pierre Roché. Il rencontre Max Ophuls, qui s’enthousiasme pour lui. Il travaille avec Rossellini, dont il devient l’assistant. Tout ce qui se passe pendant cette période plutôt courte est très fort. Truffaut est encore très jeune mais il est déjà adulte et prend sa vie en main. Il a un talent pour se faire admettre et apprécier par des gens qui n’avaient pas besoin de lui mais le prennent en sympathie et, même, s’attachent à lui. » Les noms célèbres étaient un sésame pour quelque chose de plus fort que la célébrité : se réaliser lui-même en entrant dans un monde de réalisateurs.
Il ne rate pas ses premiers pas dans le métier
Avec l’accueil des Mistons, montré en novembre 1957, sorti commercialement un an plus tard, François Truffaut sait qu’il a déjà fait le plus dur : le critique féroce, adversaire de la « qualité française », s’est mué en un cinéaste, certes débutant, mais déjà capable de mettre ses idées à exécution – un plus grand réalisme, un certain art du non-dit, de la spontanéité dans la direction des jeunes acteurs, etc. Il faut mesurer le défi que représentait ce passage à l’acte… Le long métrage est l’étape suivante. Au soir du premier jour de tournage des Quatre Cents Coups, le 10 novembre 1958, André Bazin meurt : Truffaut est orphelin de son père d’adoption. Mais il s’est lui-même choisi un fils, ce qui scelle en un sens son entrée définitive dans le monde des adultes : Jean-Pierre Léaud. C’est ce tandem juvénile – Truffaut a 27 ans, Léaud pas encore 15 –, respectivement nœud papillonné et cravaté, qui triomphe le 4 mai 1959 au Festival de Cannes, le soir de la présentation du film en sélection officielle.
Là encore, se souvenir qu’à force d’attaquer l’institution cannoise, Truffaut s’était vu refuser son accréditation l’année précédente. Nul sentiment de revanche, pourtant, plutôt celui d’un basculement : avec le Prix de la mise en scène, avec les ventes étrangères du film – qui couvrent illico son budget –, avec les innombrables félicitations, de vive voix ou par télégramme, c’est un nouveau cinéma français qui s’impose. « Ce sont nos films qui vont à Cannes prouver que la France a joli visage, cinématographiquement parlant », écrit Jean-Luc Godard. Dans cette guerre-là (du nouveau cinéma contre l’ancien), Truffaut est à la fois le stratège, puis le pacificateur. Sur la longueur, le grand triomphateur.
Il prend des leçons chez Hitchcock
Face au réalisateur de Psychose (1960), Truffaut se retrouve, en août 1962, dans le rôle de l’élève qui demande au maître de lui faire don de son savoir. Et, dans le rôle du professeur de mise en scène, Hitchcock se révèle tout bonnement génial. Si leur dialogue fonctionne à merveille, c’est que l’un semble n’y apporter que ses questions de spectateur face à l’écran et l’autre lui répond en donnant l’impression de ne voir le monde qu’à travers le viseur d’une caméra : ce sont deux hommes-cinéma qui conversent. Pourtant, cette rencontre engage d’autres enjeux, plus personnels. Pour Hitchcock, ce sera la clé d’une reconnaissance artistique qui ne lui avait jamais tout à fait été accordée aux Etats-Unis : il était un grand professionnel, le « Hitchbook » (surnom de leur livre d’entretiens) va lui donner une image nouvelle, beaucoup plus imposante, celle d’un artiste unique en son genre.

Alfred Hitchcock remet le prix IFIDA (Association américaine des importateurs et distributeurs de films) à François Truffaut pour La Nuit américaine en 1973 - DR
Pour Truffaut, le bénéfice semble d’abord se placer sur le plan de la connaissance du cinéma, du savoir-faire : en 1964, s’ouvre avec La Peau douce ce qui a parfois été appelé sa période hitchcockienne, couvrant Fahrenheit 451 (1966), La mariée était en noir (1968) et La Sirène du Mississippi (1969). Mais le Français retient aussi une leçon qui concerne son image personnelle et l’art de mener sa carrière : en comprenant Hitchcock, qui avait toujours su jouer avec sa propre image (notamment à travers ses fameuses apparitions fétiches) et participait de près au marketing de ses films, Truffaut, garçon plutôt timide, devient un communicateur.
Il faut donc étendre sa période hitchcockienne à L’Enfant sauvage (1970), le film où il se met en scène lui-même pour la première fois, devenant du même coup (encore plus qu’avant) une icône très singulière et très repérée, ce que confirmeront La Nuit américaine (1973) et La Chambre verte (1978) mais aussi Rencontres du troisième type (1977) où Spielberg l’utilise en guest star, en symbole. Avec Hitchcock, c’est à une culture américaine du cinéma et de la médiatisation que s’est initié Truffaut, le cinéaste le plus international de la Nouvelle Vague. « Il avait un talent inouï pour tisser des liens avec la critique, à Paris, à New York et dans le monde entier, dit son biographe, Serge Toubiana. Truffaut avait une haute conscience de la manière dont il fallait promouvoir ses films, il savait comment trouver des soutiens en jouant de réseaux, de séduction, de contacts, de lettres. »
L’oscar du meilleur film étranger qui récompensera La Nuit américaine couronne aussi cette manière de jouer le jeu du cinéma… à l’américaine. Tout en y étant très personnel, en se mettant en scène dans le rôle d’un réalisateur à qui il donne beaucoup de ses propres réactions, Truffaut veille à ne pas faire une œuvre de spécialiste, ni une construction à la Pirandello jouant avec le film dans le film : il veut garder le public, rendre le film accessible. « Je suis un cinéaste pour public normal, j’aime raconter les histoires que tout le monde comprend », déclarait-il en 1974 (dans Jeune cinéma). Cette importance du dialogue avec le spectateur, c’est aussi une leçon d’Hitchcock.

Du 1er au 31 octobre, Télérama.fr se pose chaque jour une question sur l'homme de la Nouvelle Vague, le père de L'Enfant sauvage, le lecteur assidu, le critique intransigeant, le cinéaste qui aimait les femmes… Retrouvez tous nos articles ici.