Islam : l’Algérie et la halalmania, ou l’empire de la bigoterie

Si en Algérie l’islamisme politique a été neutralisé et le jihadisme circonscrit, à défaut d’être éradiqué, la bigoterie, elle, progresse de manière préoccupante.

Salon international du livre en Algérie. © CITIZENSIDE/FAYCAL NECHOUD / AFP

Salon international du livre en Algérie. © CITIZENSIDE/FAYCAL NECHOUD / AFP

Publié le 8 octobre 2014 Lecture : 5 minutes.

L’exécution, le 24 septembre, d’un ressortissant français dans le massif du Djurdjura, à une centaine de kilomètres à l’est d’Alger, est-il le signe d’une radicalisation des esprits, voire d’un renouveau du terrorisme en Algérie ? Rien n’est moins sûr, les premiers éléments de l’enquête ayant établi que les ravisseurs ne sont pas de nouvelles recrues jihadistes mais des vétérans des Groupes islamiques armés (GIA), survivance d’un passé pratiquement révolu depuis l’adoption par référendum, en 2005, de la politique de réconciliation nationale engagée par Abdelaziz Bouteflika.

Mais la nette diminution des capacités de nuisance des groupes terroristes et le recul de l’islamisme politique qui l’a accompagnée contrastent avec le regain de religiosité, voire de bigoterie que connaît la société algérienne.

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Premier indice de cette tendance : la croissance exponentielle de l’affluence dans les mosquées. Laquelle s’explique en partie par ce que les Algériens appellent avec humour "promotion zelzla" (promotion "tremblement de terre"), désignant par là "les croyants de la peur", dont la vocation apparaît comme par magie à la suite d’une catastrophe naturelle. Séismes et répliques entretiennent ainsi l’assiduité dans les lieux de culte.

Selon les fidèles de la vingt-­cinquième heure, le bikini serait le premier responsable de l’activité sismique en Algérie.

"Chez nous, ironise Hanane, étudiante en sociologie à Sétif, la panique fait le bigot." Le 1er août, à la suite d’un tremblement de terre (six morts et beaucoup de dégâts dans le vieux bâti de la capitale) dont l’épicentre se situait à une vingtaine de kilomètres au large d’Alger, les mosquées ont accueilli plus de fidèles que d’habitude, génération spontanée de pratiquants convaincus que "tout cela est de la faute des femmes qui se dénudent sur les plages et se prélassent au soleil, indifférentes au regard des hommes".

Ainsi, selon ces fidèles de la vingt-­cinquième heure, le bikini serait le premier responsable de l’activité sismique en Algérie. L’indigence de la vie politique n’est sans doute pas étrangère au recentrage des débats sur des thèmes sociétaux ou, en l’occurrence, sur des tartufferies relayées par les médias et les réseaux sociaux, et dont l’opinion est devenue friande.

La controverse, jamais innocente

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Yadjouz aw la yadjouz ? "Licite ou illicite ?" Chez certains, la controverse n’est jamais innocente et l’arrière-pensée politique toujours de mise. On instille le doute, quitte à travestir les faits. Exemple : des télécoranistes (de plus en plus nombreux avec la libéralisation de l’audiovisuel) ont ainsi dénoncé l’importation par des opérateurs privés de viande rouge prétendument non halal. Et de s’en prendre au laxisme du gouvernement coupable d’autoriser le commerce de viande bovine importée sans vérifier si les conditions d’abattage des bêtes au Brésil, en Argentine ou en France respectent les préceptes de l’islam.

"Ces carcasses sont-elles halal ?" s’interroge Cheikh Chemsedine, prédicateur vedette de la chaîne Ennahar TV. Pour étayer son propos, il propose des images non datées tournées dans un abattoir d’Amérique latine. Durant une semaine, le débat fait rage, jusqu’au jour où l’on s’aperçoit qu’il s’agit en réalité d’une guerre entre importateurs.

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Autre sujet de controverse entretenue par les télécoranistes : les crédits Ansej, du nom de l’Agence nationale de soutien à l’emploi des jeunes, un dispositif mis en place par le gouvernement pour promouvoir l’autoentrepreneuriat chez les jeunes. Certains imams ont dénoncé ce système en invoquant le caractère illicite du riba ("l’usure"), les prêts étant assortis de versements d’intérêts.

"C’est une attitude totalement hypocrite, déplore Mohamed Aïssa, ministre des Affaires religieuses. Ces pseudo-imams encouragent la fraude fiscale, qu’ils présentent comme une ruse commerciale et non comme une atteinte à la loi. Tout comme ils déclarent licite le paiement de pots-de-vin pour faire passer un conteneur de marchandise contrefaite, voire avariée. Bien sûr, il s’agit d’une infime minorité de nos fonctionnaires, dont le comportement menace la longévité professionnelle."

Les enseignements de la "tragédie nationale"

Selon lui, le regain de religiosité ne saurait effacer les enseignements tirés de la "tragédie nationale", à savoir l’insurrection islamiste des années 1990. "La décennie noire n’est pas un simple accident de l’Histoire, mais le fruit d’une agrégation de dysfonctionnements au sein de deux institutions de la République : l’école et la mosquée. Résultat : dilution de l’islam ancestral au profit d’un islam importé totalement étranger aux valeurs de cohabitation religieuse pacifique qui ont, de tout temps, caractérisé la société algérienne."

Parallèlement au traitement militaire et politique du phénomène jihadiste, un effort de réflexion a été engagé au début des années 2000 pour prémunir la société contre toute tentation de récidive. Premier chantier, l’école. Pour le Premier ministre, Abdelmalek Sellal, il s’agit de revoir de fond en comble les programmes en matière d’éducation islamique : "Les livres scolaires semblent destinés à former des muftis [hommes de religion énonçant des avis juridiques] plutôt que des citoyens."

Instruction a été donnée au département de Nouria Benghebrit, ministre de l’Éducation nationale, de réviser en profondeur la teneur des cours d’éducation islamique afin de s’assurer que l’école, le collège et le lycée soient totalement imperméables à "l’idéologisation de la religion".

Déficit en cadres abyssal

Pour Mohamed Aïssa, l’instrumentalisation de la religion à des fins politiques a engendré deux perceptions antagonistes de l’islam, l’un, officiel et au service de l’État, l’autre, revendicatif.

"L’islam n’est ni l’un ni l’autre, et l’extrémisme est le résultat de ces errements. Il faut réhabiliter notre islam ancestral. Celui de Cordoue. Un islam accepté par l’autre et acceptant l’autre. Notre référent religieux national ? Nous sommes des sunnites de rite malékite ouverts aux autres rites – ibadite, caractéristique de la région du M’Zab, hanafite, fruit de la longue présence [cinq siècles] ottomane et à l’écoute de l’exégèse hanbalite -, car notre société doit s’adapter au temps et à l’espace. Notre islam cohabite pacifiquement avec les autres cultes, héritage de notre histoire."

Comment débarrasser le référent religieux national de l’étiquette d’islam officiel ? "C’est toute la difficulté de la tâche. Comment l’État doit-il gérer le culte, sans interférer dans sa pratique ?" D’abord en faisant en sorte que les lieux de culte ne soient pas confiés à de faux prédicateurs et à de vrais charlatans. "Notre islam est celui des Lumières, pas celui de la roqia ["exorcisme"]. Notre imam n’a pas vocation à interdire ou à autoriser, mais à être un modèle de rectitude."

Mais le déficit en encadrement est abyssal. "Nous ne disposons que de 23 000 cadres pour gérer nos 17000 mosquées, explique Mohamed Aïssa, et la majorité des 120 diplômés annuels en sciences islamiques se révèle incapable de diriger la prière. Pis, nombre d’entre eux constituent des vecteurs de propagation d’idées radicales, car la gestion des salles de prière des campus universitaires échappe à notre vigilance." Vigilance dont fait heureusement preuve l’écrasante majorité d’une population vaccinée par la décennie noire.

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