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Libération
Reportage

Des destins joués à pile ou fac

A Strasbourg, la proportion d’échec des bacs pro lors de la première année à l’université atteint les 99%.
par Noémie Rousseau, De notre correspondante à Strasbourg
publié le 7 octobre 2014 à 20h06

Il est à l'université «par défaut». Pierre, 19 ans, veut s'occuper des animaux dans les laboratoires. Le BTS analyses biologiques et biotechnologiques était tout indiqué, surtout après son bac professionnel de technicien en expérimentation animale. Seulement, il n'y avait pas de place pour lui. Liste d'attente. Alors il attend, sur les bancs de la fac, en première année de licence science de la vie à Strasbourg. En maths, il est «largué». La formation est «trop théorique» pour lui, «du bourrage de crâne en amphi». Quant à la méthodologie, il estime son niveau «catastrophique».

Pierre s'accroche, mais se prépare à l'échec. Dès janvier, il candidatera à nouveau pour le BTS. S'il n'est pas pris cette fois, il cherchera du travail, angoissé à l'idée de «rester coincé toute [sa] vie en bas de l'échelle», faute de diplôme. «A la base, les BTS, c'est pour les bacs pros. Mais les bacs S prennent nos places, ils ont tous les droits. Ils choisissent la facilité et nous laissent la difficulté, celle d'aller à l'université ou de trouver un travail», déplore-t-il avant de nuancer : ces bacheliers S qui vont en BTS «ont sans doute été mal orientés». Lui-même en a fait l'expérience. En troisième, il avait d'abord choisi la filière générale. «Mes parents et les profs m'ont poussé : la voie royale, celle qui ouvre toutes les portes, c'est le bac S. Forcément, j'y suis allé, sans regarder ailleurs.» Après une première S laborieuse, il a «découvert que les bacs pros ne se limitaient pas à la compta, la boulangerie et l'électronique». Il rejoint alors un lycée pro, perdant un an au passage.

«Pas au bon endroit». A 14 ans, Stéphanie rêvait de fabriquer des cosmétiques dans un laboratoire. Alors, au collège, on l'a orientée vers un bac pro esthétique, puis un BTS esthétique. «Là, j'ai compris que je n'étais pas au bon endroit, on ne faisait que des soins du corps !» Après un coup d'œil au programme de la licence de chimie, elle s'inscrit à l'université, se «plante» et atterrit au DU (diplôme universitaire) Tremplin Réussite, dédié aux décrocheurs. Ouverte par l'université de Strasbourg en 2011, la formation court seulement sur le deuxième semestre. L'accent est mis sur la construction du projet d'étude autant que du projet professionnel, avec un accompagnement individuel fort. L'objectif est la réorientation. C'est ce qu'elle a fait. Stéphanie a quitté la fac. A 21 ans, elle suit une formation de préparatrice en pharmacie, en alternance, dans un centre de formation des apprentis. Elle semble satisfaite.

Comme eux, 300 bacheliers professionnels, sur un total de 6 000 entrants, se sont inscrits à l'université de Strasbourg en 2011-2012, en droit, économie, gestion, sciences humaines et sociales… Combien ont obtenu leur première année ? Trois. Oui, trois. Taux d'échec : 99%. «Terrifiant», lâche Dominique Philippe, le directeur du service d'aide à l'orientation et à l'insertion professionnelle. «Est-il raisonnable et honnête d'envoyer tous ces élèves se faire laminer ? Donner sa chance à une personne, c'est parfois lui permettre de ne pas aller à l'université.» Son service tente d'agir au niveau du secondaire, «pour limiter les dérives», via notamment des immersions de lycéens à l'université. «Il s'agit de leur ouvrir les yeux sur les risques de l'université», poursuit-il. Des vidéos portant sur «le métier d'étudiant » vont être mises en ligne à destination des lycéens. Pour ceux qui auraient dû être dissuadés mais viendraient quand même, des modules transversaux, portant sur la méthodologie et les fondamentaux, vont être mis en place. Dans certaines filières, les étudiants ont déjà la possibilité de faire leur première année en deux ans.

«Les bacs pros sont la cible privilégiée de ces dispositifs, mais c'est le public que nous avons le plus de mal à capter», constate Dominique Philippe. «Ce n'est pas un problème d'information mais de représentations des filières, idéalisées, qui les empêche de se confronter à la réalité. Les parents, impliqués ou non, sont les premiers responsables», analyse Sophie Kennel, responsable du DU Tremplin Réussite. Même ce diplôme pour décrocheurs peine à attirer les bacs pros. «Nous avons plutôt le profil type de l'étudiant qui réussit, bac général, milieu favorisé, une mère qui a fait des études supérieures… Ces décrocheurs-là ont la capacité d'être lucides sur leurs difficultés alors que la plupart sont dans le déni, se disent qu'il suffit de s'y mettre. Ils vont dans le mur, s'enfoncent, dépérissent, et l'estime de soi se dégrade dramatiquement», décrit-elle.

«Très compliqué». Puisque la dissuasion n'opère pas, pourquoi ne pas sélectionner les élèves à l'entrée ? D'autant que, sans cela, l'objectif de 50% d'une classe d'âge au niveau licence «sera très compliqué à atteindre, reconnaît Pascale Bergmann, vice-présidente à la réussite étudiante. La sélection n'est pas une aberration si elle est pensée intelligemment. Et puis, elle existe déjà, elle se fait en cours de route».

Sophie Kennel, qui travaille avec les décrocheurs, n'est pas opposée à une «rationalisation». «Il faut cesser d'orienter dès le collège par le métier, mais réfléchir en termes de tâches, de valeurs. Et sélectionner ensuite sur profils, en appréciant la personnalité et la motivation de l'élève, pas seulement sur ses résultats scolaires. Seulement, l'université en a-t-elle les moyens ?» s'interroge-t-elle.

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