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Libération
TRIBUNE

Le pétainisme et l’air du temps

En dédiabolisant l’Occupation, Zemmour cherche à refermer une blessure narcissique de la droite française.
par Marc Weitzmann, Ecrivain
publié le 10 octobre 2014 à 19h26
(mis à jour le 12 octobre 2014 à 16h02)

Au rythme ou se vend le livre d'Eric Zemmour - et au taux d'audience des émissions d'actualité assurant, bien sûr pour mieux dénoncer le scandale, la promotion du confrère -, des dizaines de milliers de gens dans ce pays apprennent désormais ce qui n'était jusque-là que la rance et banale rengaine des nostalgiques de Pétain. Mais, avant toute autre chose, avant d'attaquer comme il se doit Zemmour - pour mieux l'attaquer, disons -, il faut le défendre. Car son succès n'est pas seulement le produit des médias, il est aussi celui de la colère. Quand Zemmour s'en prend aux militants d'extrême gauche qui manifestaient voici quelques années en «costumes de déportés» pour défendre les sans-papiers ; quand, répondant aux attaques d'un Georges-Marc Benamou, il rappelle les turpitudes de ce journaliste et avec lui de toute une gauche culturelle - l'inféodation courtisane au pouvoir socialiste, l'exploitation sociale, une judéité dévoyée en démagogie moralisante -, il pointe le mélange de corruption intellectuelle et de confusion mentale de ces trente dernières années sans lequel le niveau de fureur dans ce pays ne serait peut-être pas ce qu'il est, sans lequel, en d'autres termes, ni le FN (ni Dieudonné dont les avocats font eux aussi un carton en librairie ces jours-ci) ni Zemmour lui-même, sans doute, n'auraient cette popularité. («Je trouve ça facile d'aller faire le malin à Londres, plutôt que d'affronter les difficultés réelles du pays», disait déjà Houellebecq à ce sujet en 2000, dans une interview à Lire restée fameuse : l'aspect générationnel de la révolution néomaurassienne en cour est immanquable).

Ceci posé, que dit Zemmour ? Il dit que nous n'avons aucune raison d'avoir honte de notre passé.Que, pour xénophobe qu'il fut, le régime de Pétain avait au moins le mérite d'exister. Que, en s'interposant entre l'Occupant nazi et les Juifs de France, en exigeant de livrer à la déportation les Juifs étrangers et apatrides - les «mauvais éléments», selon la terminologie de l'époque -, plutôt que les nationaux, Vichy parvint à sauver du même coup une majorité d'entre eux. Il en veut pour preuve que les trois quarts survécurent. Conclusion : assez de repentance ! Soyons fiers de nous ! La préférence nationale, ça marche. «Je passe par Pétain, ainsi qu'il l'a confié sur BFM mercredi soir, dans un moment de candeur égarée, pour savoir si on peut avoir une vraie politique d'immigration en France sans être traité de nazi.»

La première chose à remarquer dans ce discours est que, même si cette version des années d'Occupation était exacte - même si Vichy avait délibérément livré aux Allemands les Juifs étrangers pour mieux sauver les Français- , cette façon de présenter les choses dénoterait encore chez Zemmour une absence absolument glaçante de tout sens moral. Car quelle fierté retirer du fait que, sous la contrainte et pour survivre, on a délibérément livré à une mort atroce des dizaines de milliers de gens venus chez vous chercher refuge. Au mieux, on a, dans une situation tragique, choisi la branche d'une alternative impossible. Au pire, on a juste tenté de sauver sa souveraineté en essayant de se prouver qu'on servait à quelque chose. En tout état de cause, une telle histoire, même si elle était vraie, ne saurait servir d'inspiration à une «vraie politique d'immigration» contrairement à ce qu'a raconté Zemmour sur BFM.

Mais par ailleurs, bien sûr, elle est fausse. Les raisons de la survie du trois-quarts des Juifs de France sont nombreuses et connues, depuis le soutien de la population jusqu’à l’existence, au moins au début, d’une zone libre ; depuis l’attitude ambivalente, à Nice, des autorités mussoliniennes plus clémentes à l’égard des Juifs, jusqu’à la situation géographique de la France d’où ceux qui en avaient les moyens pouvaient passer en Suisse, pays neutre, pour s’y réfugier.

Quant à l'attitude de Vichy face aux Juifs, c'est la figure de Charles Maurras qui nous renseigne le mieux sur l'état d'esprit de l'époque comme, manifestement, sur celui d'aujourd'hui. Dans les années trente, Charles Maurras jugeait méprisable l'antisémitisme biologique de Hitler. Il condamnait les pogroms, dans des termes que les déclarations de Marine Le Pen aujourd'hui sur la tuerie de Bruxelles rappellent, et s'élevait contre le racisme nazi tout comme la dirigeante du FN se distancie des propos de son père. Pour autant, il était tout à fait antisémite, mais partisan de ce qu'il appelait un «antisémitisme d'Etat», c'est-à-dire, un antisémitisme qui, tout en laissant aux Juifs la vie sauve, leur dénierait la moindre existence publique et leurs droits grâce à un statut spécial. Quand Pétain vint au pouvoir, c'est exactement ce qu'il fit. Le statut des Juifs, aboutissement d'une logique tout à fait française, fut instauré dès octobre 1940.

Mais quand un pays prend la peine de créer une législation spéciale et discriminatrice à l'égard d'une partie de ses concitoyens, n'est-ce pas qu'il cesse par définition de les considérer comme tels ? La législation de Vichy impliquait logiquement que les Juifs - même français - ne le fussent justement pas tout à fait. Par ailleurs, sur quoi la distinction entre Français et étrangers aurait-elle pu reposer puisque le mot «juif» était depuis l'affaire Dreyfus synonyme d'«d'apatride» et de «cosmopolite» ? Dans les faits, quoi qu'en dise Zemmour, cette distinction ne fut qu'un raffinement pervers. A partir de 1940, nombre de Juifs naturalisés dans les années vingt virent cette naturalisation rétroactivement annulée, avant d'être déportés en conséquence, tandis que, de leur côté, bien des Juifs dits «français» depuis une voire deux générations étaient pourchassés au même titre que les «étrangers». (Ainsi de mon propre père, de mon oncle et de mon grand-père, pour prendre un exemple à portée de main, qui ne ne durent d'échapper aux déportations qu'à de faux passeports, à l'entraide et à la chance.)

Les vieilles lunes pétainistes prennent des allures de scoop grâce au lifiting de l'air du temps. Contre l'Occupant allemand hier, contre les islamistes aujourd'hui, les «vrais» Français (donc les «vrais» résistants) sauront protéger comme il se doit leurs «compatriotes de confession juive» (du moins ceux qui auront su rester à l'écart du «communautarisme» cosmopolite). Voilà ce que nous dit Marine Le Pen - et, avec elle, Zemmour. C'est ainsi que grâce aux Juifs à la fois niés et pris en otage, une certaine droite française en passe d'être majoritaire s'exonère de toute introspection. Sa blessure narcissique, résultat d'une trahison sans précédent dans l'histoire du pays, est désormais refermée. Du moins est-ce là ce qu'elle vise. Car un tel point de fixation dit assez combien le problème reste à vif. C'est dans une manifestation de droite que les premiers cris de «mort aux Juifs !» ont résonné dans les rues de Paris en janvier dernier - avant d'être repris en juillet par «l'ultragauche» «propalestinienne».

On se tromperait à croire qu'il n'y a aucun rapport. Peu avant sa mort en 2007, Maurice Papon, le responsable des déportations des Juifs (français) de Bordeaux, condamné pour complicité de crime contre l'humanité en 1998, et défenseur lui aussi de la thèse du «Pétain humble héros» demanda à ce que son éloge funèbre fut prononcé par le père blanc Michel Lelong, ce qui fut fait. Neuf ans plus tôt, en 1996, ce père Lelong avait accordé par écrit son soutien au négationniste Roger Garaudy, qui niait l'existence des camps de la mort. En 2004, dans un article publié dans le Monde, le même s'était aussi déclaré «heureux que le CSA autorise la diffusion sur le territoire français de la chaîne du Hezbollah Al-Manar», laquelle allait se faire interdire de diffusion, quelques mois plus tard, pour antisémitisme. C'est ainsi que la France d'hier commençait de rejoindre celle d'aujourd'hui.

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