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Libération
CHRONIQUE «QUI A LE DROIT ?»

Les gendarmes échappent-ils au droit commun?

Sivens, barrage morteldossier
Décryptage d’un point juridique au cœur de l’actualité. Aujourd’hui, retour sur le dessaisissement du procureur d'Albi au profit de celui de Toulouse dans l'enquête sur la mort de Rémi Fraisse, à Sivens.
par Sonya Faure
publié le 31 octobre 2014 à 10h18

Mardi, le procureur d'Albi révélait lors d'une conférence de presse que des traces de TNT avaient été retrouvées sur les vêtements de Rémi Fraisse, le jeune manifestant tué à Sivens, dans le Tarn. «Ces résultats même partiels orientent l'enquête de façon significative puisque la mise en œuvre d'un explosif militaire de type grenade offensive semble acquise», ajoutait-il avant de se dessaisir du dossier au profit du parquet de Toulouse, expliquant: «On est sur le critère d'une infraction commise par un militaire.»

Retrouvez nos articles sur ce drame dans notre dossier spécial

Le proc d’Albi a-t-il fait preuve d’une grande modestie, considérant l’affaire de Sivens trop grosse pour lui? Ou bien les gendarmes ont-ils un régime juridique particulier et des juges qui leur sont réservés?

Juridiction spécialisée

En réalité seules quelques juridictions sont habilitées à enquêter sur les infractions commises par des militaires dans l'exercice de leur service (une par cour d'appel, c'est-à-dire chaque grande «région judiciaire»). Les gendarmes étant des militaires, ce sont ces juridictions spécialisées qui jugent les crimes ou les délits qu'ils commettent «dans le service du maintien de l'ordre» (les articles 697 et 697-1 du code de procédure pénale organisent cette particularité militaire).

Dans l'affaire du décès de Rémi Fraisse, c'est le tribunal de grande instance de Toulouse, dont dépend Albi, qui abrite la juridiction spécialisée en matière de justice pénale militaire. C'est elle qui a ouvert, mercredi, une information judiciaire contre X du chef de «violences volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner, faits commis par une personne dépositaire de l'autorité publique dans l'exercice de ses fonctions ».

Les magistrats de ces juridictions spécialisées sont des juges et des procureurs ordinaires, qui ne se bornent pas à traiter les seuls dossiers militaires. Ils ne reçoivent pas de formation particulière. «L'idée, c'est plutôt de permettre à ces collègues de se spécialiser petit à petit sur ces dossiers: il faut qu'ils connaissent les spécificités de ce droit, qu'ils aient les bons réflexes», commente Richard Samas, membre de l'Union syndicale des magistrats (USM). Rassembler les dossiers militaires similaires permet aussi d'organiser les services de manières plus efficaces et d'harmoniser les décisions et jurisprudences. «Mais spécialisation ne veut pas dire justice d'exception, insiste Richard Samas. Ces magistrats jugent les militaires comme ils jugent n'importe quel citoyen lors de leurs autres audiences.»

Depuis plusieurs décennies au contraire, la justice militaire s’est progressivement éloignée des juridictions d’exception, pour se rapprocher du droit commun:en 1981, Robert Badinter a ainsi supprimé la Cour de sûreté de l’Etat et les tribunaux des forces armées.

Temps de paix et temps de guerre

Les militaires sont soumis depuis 1966 à un code de la justice militaire. Il définit les peines en cas de désertion, d'insoumission, de capitulation (passible de la réclusion criminelle à perpétuité), de mutilation volontaire, d'outrage à un supérieur ou à un subordonné… Il repose d'abord sur une distinction entre le «temps de paix» et le «temps de guerre», qui permet beaucoup plus de dérogations au droit commun. Pour les infractions commises en «temps de paix», le droit militaire fait une seconde distinction, cette fois entre les délits intervenus sur le territoire national – jugés, donc, par une juridiction spécialisée dans chaque cour d'appel – et ceux commis par des militaires à l'étranger. Ces derniers sont aujourd'hui traités par une chambre spécialisée du tribunal de grande instance de Paris. C'est une évolution très symbolique et récente: jusqu'en 2011, c'était le «tribunal aux armées de Paris» qui en était chargé. Les magistrats professionnels siégeaient alors dans la caserne de Reuilly… Aujourd'hui, les audiences se tiennent au palais de justice, comme pour n'importe quel autre citoyen.

Revenons aux crimes et délits survenus en France. Pourquoi donc les gendarmes – contrairement aux policiers – ont-ils droit à une justice spécialisée? «Ça peut se comprendre puisque les militaires ont une mission spécifique soumise à un cadre particulier, comme le prouve l'existence d'un Code de justice militaire ou le fait que les militaires français n'ont pas le droit de grève dans les faits – même si la Cour européenne des droits de l'homme le leur garantit.», estime Richard Samas. Autre exemple de cette spécificité gendarmesque: les règles de la légitime défense ne sont pas les mêmes pour les policiers, logés à la même enseigne que n'importe quel quidam (en l'occurrence le code pénal), et pour les gendarmes qui peuvent utiliser leurs armes après sommation (article L2338-3 du Code de la défense).

La distinction entre justice militaire et justice de droit commun, entre droit du gendarme et droit du policier, est avant tout une résurgence du passé. «C'est ce qui reste de la justice militaire qui pour l'essentiel a été abrogée, note le sénateur du Loiret Jean-Pierre Sueur, vice-Président de la commission des lois. A mon sens, elle pourrait encore évoluer, et se passer de juridictions spécialisées pour les infractions commises lors de missions de maintien de l'ordre.»

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