Marie-Monique Robin : « Le dogme de la croissance est la clé de toutes les crises actuelles »

« Sacrée croissance », son nouveau documentaire, explore la pratique du « journalisme positif ». La réalisatrice y offre une tribune aux initiatives citoyennes.

Par Virginie Félix

Publié le 04 novembre 2014 à 12h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 05h21

Il n’est plus temps de fustiger, il est urgent d’agir ! Marie-Monique Robin, l’investigatrice pourfendeuse des manips de Monsanto et des intox des géants de l’agro-industrie, poursuit dans son dernier documentaire, Sacrée croissance (diffusé mardi 4 novembre sur Arte) le virage amorcé en 2012 avec Les Moissons du futur : celui d’un journalisme de solutions plutôt que de dénonciation. Une évolution qu’elle assume et justifie.

Après vous être illustrée par des enquêtes qui épinglaient les méfaits de l'industrie sur l’alimentation et la santé (Le monde selon Monsanto, Notre poison quotidien), avoir cherché à pointer les dysfonctionnements d'un système, vous semblez, dans vos derniers films, vouloir vous concentrer sur des exemples positifs et l'exploration d'initiatives et d'alternatives qui fonctionnent… Qu'est ce qui provoqué cette évolution de votre démarche ?
Une raison très simple : la prise de conscience de la gravité de la situation dans laquelle nous nous trouvons ! Quand j’ai démarré ce métier, il y a trente ans, je voulais défendre les droits de l’homme. Il y avait une certaine conception de la mission : porter la plume dans la plaie, comme l’a dit Albert Londres. Mais aujourd’hui, on est face à une situation que je ne pouvais pas imaginer à l’époque : le réchauffement climatique, la fin du pétrole. Le système est à bout de souffle et il faut vraiment changer de cap.

« Œuvrer pour le bien commun, c’est proposer des solutions »

J’ai toujours pensé que mon métier de journaliste, ce quatrième pouvoir, était, comme les trois autres, d’œuvrer pour le bien commun. Et en ce moment, œuvrer pour le bien commun, c’est proposer des solutions. On ne peut plus faire uniquement du journalisme d’investigation et de dénonciation, comme j’en ai fait pendant très longtemps, parce qu’on est au bord du gouffre, tout simplement ! Sixième extinction des espèces, fin du pétrole annoncée alors que tout notre système actuel repose sur des énergies fossiles bon marché. La situation dans laquelle on est est très grave et je n’avais pas réalisé à quel point, jusqu’à ce que j’étudie sérieusement le dossier du climat.

Ce nouveau film, Sacrée croissance, qui explore des pistes pour construire la société de l’“après-croissance”, c'est le prolongement logique de vos derniers documentaires ? 
Au fil des années, mes enquêtes m’ont amené à voir de plus en plus large. A force de tirer les pelotes, d’un sujet à un autre, on en arrive toujours au même constat : à l’origine de toutes les crises que nous connaissons aujourd'hui, économique, écologique, sociale, politique, il y a le dogme de la croissance, un système basé sur la recherche du profit illimité, qui ne tient plus compte de l’éthique. Ce dogme de la croissance, c'est la clé de toutes les crises actuelles

Ran Goel, fondateur de Fresh City Farms.

Ran Goel, fondateur de Fresh City Farms. © Josué Bertolino

Mais cette fois, la situation est telle qu’il ne suffit plus d’expliquer, de démonter une fois de plus les mécanismes, comme j’ai pu le faire dans d’autres films, en essayant de coincer ceux qui continuent à promouvoir le système. Auparavant, j’ai beaucoup dénoncé dans mes documentaires et mes livres en me disant que c’était important de décrypter, que ça permettait aux gens de comprendre, pour ensuite agir en citoyens et poser les bonnes questions à leurs députés. Sauf que là on n’a plus le temps !

Vous estimez qu’aujourd'hui, il y a une nécessité, une urgence même, à montrer des exemples qui fonctionnent ?
Si on présente aux gens brutalement cette vérité de la crise globale, quand même très difficile à encaisser, en leur disant, « voilà, débrouillez vous avec ça ! », c’est totalement insupportable. Et ce n’est pas non plus comme ça qu’on va arriver à motiver les politiques, en arrêtant d’attendre que le voisin bouge pour bouger…

J’ai pu constater, lorsque j'ai parcouru la France pour présenter mon précédent film Les Moissons du futur, que les gens mesurent très bien que toutes ces crises actuelles sont liées, mais qu'ils sentent qu'il faut qu’ils se débrouillent tous seuls. Beaucoup sont très inquiets, y compris politiquement, et vont s’abstenir quand ils ne voteront pas pour les extrêmes. Ils n’attendent que ça, qu’on leur dise : on peut faire autrement et allons-y ! Je trouve qu'il y a un un gâchis énorme actuellement, parce que les gens sont prêts, prêts à entendre la vérité mais aussi à agir. Parce que de toutes façons, c’est un tel marasme que ça ne peut pas être pire… L’autre jour, quelqu’un m’a dit : « votre film, ça dégage l’horizon ! »

« Ce n’est pas seulement le Bengladesh qui est sous l’eau, c’est Montpellier !  »

Les choses commencent à bouger parce que les problématiques sont de plus en plus visibles, et à notre porte. Ce n’est pas seulement le Bengladesh qui est sous l’eau, c’est Montpellier ! Nous aussi on essuie d’énormes tempêtes, les phénomènes liés au dérèglement climatique s’accélèrent et se rapprochent de nous. Ce qui est très inquiétant, c’est que si on n’agit pas rapidement, on ne pourra pas arrêter la machine qui est en marche, avec les boucles de rétroaction, par exemple l’effondrement de l’Amazonie qui entraînera de très très grandes émissions de carbone, la fonte non seulement des glaces mais aussi du permafrost

La centrale Microhydroélectrique au Népal.

La centrale Microhydroélectrique au Népal. © Marc Duployer

Mon rôle est de dire « la situation est grave, mais il est encore possible d’agir ». En montrant que dans le monde entier, il y a des initiatives qui sont les germes de la société post-croissance, d’une réponse globale au grand désordre planétaire actuel. Le but de ce film, comme du précédent, Les Moissons du futur, est de se demander comment on peut faire autrement. J’ai choisi des initiatives suffisamment abouties pour qu’on voit la transformation des territoires et des gens. A travers ces histoires positives, j’espère parvenir à convaincre le public qu’il se passe quelque chose qui a du sens et qui peut être inspirant.

Après avoir donné la parole aux lanceurs d’alerte, vous préférez aujourd’hui vous consacrer à ceux que vous appelez les « lanceurs d’avenir » ?
Il y a eu toute une période où j’ai fait des films sur les lanceurs d’alerte – jusqu’à revendiquer que le métier de journaliste devait être ça aussi. Je préfère maintenant m’intéresser aux lanceurs d’avenir, des gens qui sont capables d’avaler leur égo, et de rassembler les énergies positives pour faire avancer les projets dont on a besoin pour le bien commun, ces gens qui inventent des solutions. Des héros locaux comme j'en ai rencontré pendant le tournage de Sacrée croissance, à Toronto comme en Argentine ou au Danemark.

« En montrant des histoires positives, on encourage le développement d’initiatives »

Avec ce film, j’aimerais vraiment arriver à susciter des initiatives dans lesquelles les gens se considèrent eux aussi comme des lanceurs d’avenir. J'ai conçu ce travail comme une opération globale avec un livre, un site et une exposition, pour pouvoir diffuser cette information par tous les bouts et toucher un large public, scolaire notamment. Beaucoup de collectivités locales ont acheté mon expo parce que les thèmes abordés – relocalisation de l’alimentation, de l’énergie, et de la monnaie – correspondent à des actions qu’elles veulent développer. L’idée est qu’en montrant des histoires positives dans tous ces domaines, on encourage le développement d’initiatives qui vont dans le sens d’une société plus « résiliente », plus durable…

Certains vous accusent de militantisme. Vous assumez votre position de journaliste « engagée » ?
En général ceux qui m’attaquent en disant que je ne suis pas journaliste, que je suis militante, ce sont les industriels. C'est une manière de sous-entendre que ce que j’écris, c’est n’importe quoi… Mais milito, en latin, ça veut dire « je pars en combat, je mène la guerre ». Notre métier de journaliste, c’est un combat contre la désinformation et le mensonge, et pour le bien commun. Alors, dans ce sens-là, oui, ça ne me gène pas de dire que je suis militante.

Depuis une vingtaine d’années, il y a une confusion inouïe entre la communication et l’information que je retrouve même dans les écoles de journalisme où j’interviens régulièrement. Il y a même parfois des écoles qui se prétendent « de journalisme » et qui sont aussi des écoles de communication. Et il m’arrive de m’y entendre dire, comme il n’y a pas très longtemps, de la part d'un étudiant : « mais quand même, vous prenez position dans vos films ! Vous ne laissez pas beaucoup la parole à ceux qui ne sont pas d’accord avec vous ». Pour cet étudiant, une information émanant de Monsanto ou d’un chercheur indépendant ont la même valeur. Je ne suis pas d’accord, ça n’a pas la même valeur. Et ça, on l’a perdu de vue !

On prône aujourd'hui une espèce de fausse objectivité qui ne sert pas la vérité, mais le consensus et le statu quo. Sachant ce que les grandes multinationales sont capables de faire pour désinformer, évidement que je prends leurs informations avec beaucoup de précaution. Nous, journalistes, on est là pour témoigner du monde, du monde tel qu’il est, avec ses contradictions, ses enjeux. C’est ça notre boulot. Et c’est ça, mon moteur. Raconter le monde tel qu’il est avec la plus grande indépendance possible. J’ai toujours dit que nous, journalistes, on n’est jamais objectifs à 100 % parce qu’on a notre subjectivité, et qu’on est là pour séparer le bon grain de l’ivraie. Car, oui, il y a du bon grain et il y a de l’ivraie…

Sacrée croissance, également disponible en DVD (Arte Editions).

A lire : Sacrée croissance, de Marie-Monique Robin (ed. de la Découverte).

A voir aussi : L’expo itinérante Sacrée croissance, actuellement visible à Paris, à la Médiathèque Marguerite Yourcenar (XVe).

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