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Les dispositifs permettant de suivre ses enfants à la trace sont à la mode, non sans poser de lourdes questions pédagogiques, éthiques et juridiques.
LeMonde.fr

Une enfance sous surveillance

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Publié le 12 novembre 2014 à 18h29, modifié le 21 novembre 2014 à 14h28

Temps de Lecture 7 min.

Les parents balisent. Des applications permettaient déjà de scruter, depuis son téléphone portable, celui de ses  enfants. Les objets physiques se multiplient désormais pour les suivre à la trace, sous la forme d’un innocent porte-clef ourson à géolocalisation, d’un manteau connecté lancé par Gemo ou d’un bracelet électronique.

Comment ne pas faire le rapprochement avec le bracelet qui permet aux prisonniers de ne pas être enfermés derrière des barreaux ? Pucer un enfant permet-il de le sortir de l’emprise de parents devenus des geôliers surprotecteurs, comme le souligne Nadia Daam sur Slate ? En le laissant quelques mètres sans une main dans la sienne, mais avec un fil à la patte.

Puce-moi si tu peux

Albert, 36 ans, cadre dans l’industrie chimique à Huttenheim (Bas-Rhin) raconte ainsi qu’il n’accompagne plus son fils à l’école, « faute de temps mais également pour lui donner une certaine autonomie, sachant qu'il maîtrise les règles élémentaires de sécurité ». Mais il lui a tout de même confié une balise, pour vérifier qu’il est bien arrivé jusque dans sa classe de CE2 :

« C'est pour moi un soulagement de pouvoir consulter à distance les données GPS, et voir ainsi si son trajet s'est bien passé. »

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« Quand on voit la société dans laquelle on vit et les horreurs qu’on découvre au quotidien, comment ne pas avoir peur pour son enfant ? », réagit quant à elle la blogueuse Maman Geek dans les commentaires de son article consacré au sujet.

Symptômes d’un monde inquiet, « avec tout ce qui arrive », et d’un ancestral désir de surveillance rendu possible avec les nouvelles technologies, ces balises sont également un outil de discipline. « Cela participe à l’angoisse sécuritaire ambiante : plus il existera de possibilités de surveillance, plus ce sera utilisé », résume avec fatalité Béatrice Cooper-Royer, psychologue clinicienne.

Orwellien ou foucaldien ?

« Votre enfant ne devrait voir aucun inconvénient à porter sur lui ce petit boitier pour rassurer son papa ou sa maman... »
Maman Geek

Un mirador électronique digne du célèbre Big Brother orwellien de 1984 ou, plus encore, du système de surveillance panoptique imaginé par Jeremy Bentham à la fin du XVIIIe siècle, dans lequel les cellules des prisonniers sont organisées autour d’une tour centrale depuis laquelle un gardien peut les observer. L’historien et philosophe Michel Foucault reprend le concept du Panopticon, en 1975, dans Surveiller et punir:

« Le vrai effet du Panopticon, c’est d’être tel que, même lorsqu’il n’y a personne, l’individu dans sa cellule, non seulement se croie, mais se sache observé. (...) Pas besoin d’armes, de violences physiques, de contraintes matérielles. Mais un regard qui surveille et que chacun, en le sentant peser sur lui, finira par intérioriser au point de s’observer lui-même : chacun, ainsi, exercera cette surveillance sur et contre lui-même. »

De même que la vidéosurveillance est censée jouer un effet préventif – il y a des caméras, on ne commet donc pas d’infraction – le parent n’aura finalement même plus besoin de scruter le chemin de son enfant, puisqu’il ne se détournera pas de sa route en se sachant ou croyant observé.

Un principe de la surveillance poussé à l’extrême, avec sa dérive inhérente : « si tu n’as rien à cacher, tu n’as rien à craindre ».

Liberté, sécurité, pucé

Un sentiment de sécurité qui attire les clients de Bénédicte de Villeneuve-Vieille, associée de l’entreprise Ma p’tite balise, celle choisie par Gémo pour son manteau connecté :

« Au départ c’est cela, mais ils voient ensuite la possibilité de passer une sorte de contrat avec l’enfant : lui gagne en indépendance et eux sont plus sereins. »

L'émetteur de Ma P'tite balise

Mais cette autonomisation n’est que partielle, nuance Béatrice Copper-Royer, puisqu’un « cordon ombilical technologique » retient l’enfant : « Soit on estime qu’ils sont assez matures pour sortir seuls, et on les laisse faire complètement. Soit non. »

En effet, acquiesce Michaël Stora, psychologue-psychanalyste et cofondateur de l’Observatoire des mondes numériques en sciences humaines (OMNSH), cette « injonction paradoxale » d’une liberté sous surveillance peut être néfaste :

« Pour l’enfant, exister en dehors du regard des parents est une victoire, il n’y a qu’à voir la fierté qu’il retire de la première fois qu’il ramène le pain. »

Et porter une telle balise, ajoute-t-il, peut le faire se sentir surveillé, voire « persécuté », le pousser à transgresser les règles d’autant plus ou créer un sentiment d’insécurité une fois adulte.

Créer un débat autour de l'objet ?

Une étude du Commissariat à la vie privée canadien pose la question des conséquences que cela peut également avoir sur leur « attitude à l’égard de la notion de vie privée ». En grandissant sous le regard omniscient de « Big Mother » et « Big Father », auront-ils le réflexe de protéger leur intimité une fois adulte ? Verront-ils le caractère intrusif d’une telle surveillance ?

Pour Vannina Micheli-Rechtmann, psychiatre-psychanalyste membre de l’OMNSH, la balise fait entrer le parent dans un des seuls espaces que l’enfant s’approprie : à savoir l’école, « où le parent ne peut entrer que lorsqu’il est convié », et le chemin jusqu’à la maison.

« Cela peut avoir des effets complexes sur l’enfant qui peut se sentir espionné. Mais comme on ne va pas pouvoir lutter contre la multiplication des technologies, tout l’enjeu va donc être de créer un dialogue autour de l’objet. »

L’intérêt ne serait alors plus la géolocalisation mais le débat qu’il soulève au sein de la famille. « Cela peut permettre de savoir comment l’enfant se sent sur le trajet. Peut-être que cela va révéler des choses insoupçonnées pour les parents », poursuit Mme Micheli-Rechtmann.

« Un pansement sur un réservoir de peurs »

Ce qui est sûr, précise M. Stora, c’est que l’enfant est « un petit fonctionnaire manichéen qui dit tout à ses parents. En grandissant, il comprend que cela peut se retourner contre lui, et se met à mentir. »

Paradoxalement, le mensonge est donc bon signe dans son développement, et l’outil de géolocalisation va à l’encontre de cette logique. « Finalement, conclut M. Stora, il révèle surtout la fragilité des parents. C’est sur leur réservoir de peurs qu’il vient mettre un pansement. »

Vie privée stockée

La surveillance par GPS lance donc des débats sur l’éducation et le développement psychologique des enfants mais également des questions de droit. Matthieu Bourgeois, avocat associé au cabinet KGA spécialisé en droit des nouvelles technologies, explique ainsi que « suivre les mouvements de l’enfant est le pendant d’une inquiétude légitime mais aussi d’une responsabilité juridique ». Le Code civil rend en effet les parents responsables juridiquement des dommages causés par leur enfant. Mais si les parents ont un devoir de surveillance, « même un enfant mineur a droit au respect de sa vie privée »... Et à la protection de ses données.

« Il est prévu de renforcer le droit des mineurs »

Quelles limites poser à une telle collecte de données ? L’article 6 de la loi informatique et liberté affirme ainsi qu’elle ne doit pas être réalisée pour des finalités excessives. Mais à partir de quand peut-on juger une collecte comme excessive ?

La CNIL s’est penchée sur la question il y a dix ans au sujet du téléphone portable. Au regard de la loi, les données de localisation ne peuvent être récoltées qu’avec le consentement de la personne. Et dans le cas de l’enfant, du consentement de ses responsables légaux.

Un droit qui est sur le point d’évoluer, précise Sophie Nerbonne, directrice de la conformité à la CNIL : « Il est prévu de renforcer le droit des mineurs, de leur donner un consentement spécifique sur leurs données. » La prise en compte de l’âge de l’enfant est alors primordiale pour juger du caractère excessif ou non de la collecte. On ne surveille pas un enfant de 8 ans comme un adolescent de 15. Une évidence qui ne semble pas toujours l’être pour les parents.

La question de la sécurité

En outre, poursuit Sophie Nerbonne, « l’enfant doit pouvoir voir si le dispositif est activé. Et la collecte ne doit pas être permanente. Quant à la conservation des données, elle ne doit l’être que pour le service rendu, soit peu de temps après le temps réel. » Maître Bourgeois insiste :

« Si vous utilisez une balise, il faut être attentif à deux choses : la sécurité du système de transmission des données, pour ne pas que cela puisse être hacké par malveillance. Et que l’éditeur de la balise soit transparent sur où et à qui sont transmises les données. Vous devez pouvoir les récupérer et savoir comment elles vont être utilisées. »

Chez Ma P’tite balise, on insiste sur le fait que personne ne peut avoir accès aux données, sauf les parents. « Elles passent par notre serveur mais ne restent pas. On ne peut pas y avoir accès sans avoir le login, le mot de passe, l’IMEI de la balise et le numéro de carte SIM », précise Bénédicte de Villemeur-Vieille. Preuve de leur bonne foi, poursuit-elle : même leurs clients, comme les écoles de ski, qui voudraient pouvoir voir toutes les balises d’un même groupe sur une carte, ne le peuvent pas.

« On sort aussi une balise pour les animaux à Noël », ajoute-t-elle, se réjouissant pour « les parents... euh... les propriétaires »

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