David Gilmour: “Dans Pink Floyd, j'ai endossé le rôle de leader par défaut”

“The Endless river”, le quinzième album de Pink Floyd est une belle surprise. Rencontre exclusive avec le guitariste David Gilmour et confidence sur un demi-siècle d’envolées, de turbulences... et de renaissances.

Par Hugo Cassavetti

Publié le 17 novembre 2014 à 14h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 05h22

Légers bruitages électroniques, nappes d'orgue ou de clavier, un chapelet de notes de guitare cristallines, une batterie qui marque un tempo alangui... Pas de doute, à peine le pied posé dans The Endless River, nous sommes en terrain familier. On aurait affaire à l'œuvre de n'importe quels autres musiciens, on crierait au plagiat de Pink Floyd. Mais voilà, il s'agit de David Gilmour, Nick Mason et Rick Wright.

Le comble serait de leur reprocher de ressembler à eux-mêmes, de revisiter cet univers sonore unique dont ils ont été les artisans dès l'aube des années 1970, du temps où les trois hommes arrivaient à s'entendre avec le dominateur Roger Waters. Un son et un style cosmiques qui avaient propulsé The Dark Side of the Moon dans la stratosphère du rock, entre ventes mondiales astronomiques et totale réussite artistique.

The Endless River, dédié à la mémoire et au talent mésestimé de Rick Wright, décédé en 2008, est un album aussi inattendu qu'émouvant, bâti autour de bandes inédites enregistrées par les trois musiciens il y a plus de vingt ans. Quatre longues plages, ponctuées parfois de ces progressives montées en puissance dont le groupe a le secret, avant de se calmer aussitôt, créant un étrange mélange de frustration (quand cela va-t-il démarrer vraiment ?) et de soulagement.

Du Pink Floyd classique, comme épilogue planant et apaisant à l'histoire tourmentée d'un groupe qui, en 2014, fait toujours rêver. Quelques jours avant sa sortie, The Endless River battait des records de vente en précommande. David Gilmour, le guitariste dont le toucher légendaire a fait autant que Clapton ou Hendrix pour la gloire de Fender, naturellement réticent à la corvée promotionnelle, a exceptionnellement accepté de se livrer. Avec cette attention aux mots, cette douce précision dans son expression qui rappelle son phrasé de guitare.

De “Division bell” à “Endless River”

« J'ai eu envie, avec Nick Mason, de réécouter les longues heures de musique jouée, à trois, avec Rick Wright, en 1993, en préparation du disque The Division Bell. Rick nous ayant quittés, ce fut une expérience à la fois émouvante et stimulante, tant ce que l'on entendait était spécial. Non seulement parce que cela ne se fera plus, mais aussi parce que nous jouions ensemble comme on ne l'avait pas fait depuis une éternité.

A l'époque, Rick Wright retrouvait enfin l'assurance et l'inspiration qu'il avait perdues après avoir été écrasé puis congédié par Roger Waters au tournant des années 1980. On renouait là avec la fluidité et la complicité instrumentales du Floyd du début des années 1970. Mais au final, avec ses chansons concises, The Division Bell n'a pas suivi cette voie. Peut-être aurions-nous dû ?

The Endless River, découpé en quatre suites d'une quinzaine de minutes, a été conçu à la manière d'Ummagumma ou des titres Echoes et Shine on you crazy diamond. Des dizaines d'idées, de sections, d'improvisations que, petit à petit, nous avons reliées en suites cohérentes. C'est ainsi que Pink Floyd s'était réinventé après le départ de Syd Barrett, en 1968.

Le Floyd originel s'était construit sur une entente mélodique entre Syd et Rick Wright. Mais personne ne pouvait reprendre le flambeau de Syd : sa méthode, son écriture, ses chansons, complètement originales, n'appartenaient qu'à lui. Alors j'ai tissé une complicité autre, nouvelle, avec Rick. L'équilibre du Floyd a reposé là-dessus. Jusqu'à ce que la folie dominatrice de Waters ne prenne le dessus. »

Jamais sans Rick Wright

« En 1975, Wish you were here s'était constitué sur la thématique de l'absence, notamment celle de Syd Barrett. The Endless River est tout le contraire : il témoigne de la vitalité de Rick Wright. Ce qui lui est arrivé est terrible. Il avait sombré dans une profonde dépression, n'arrivant plus à jouer. Sur The Wall, il n'était plus qu'un exécutant. Sur The Final Cut, l'ultime album enregistré avec Roger Waters, en 1983, il n'était même plus là.

C'est ce qui m'a le plus chagriné : son apport avait été fondamental et, progressivement, il a été gommé. Sans sa présence, Pink Floyd était dénaturé. Il me manquait. C'est pour le remettre en selle que j'ai décidé de poursuivre l'aventure en 1986, après la scission avec Waters. Nick Mason aussi, d'ailleurs, qui ne parvenait plus à jouer comme avant. A momentary lapse of reason servait avant tout à redonner confiance à ces deux hommes brisés. Vous n'imaginez pas le bonheur de voir Rick retrouver le plaisir de jouer. Je crois que ce furent les années les plus heureuses de sa vie. »

Gilmour, l'ange gardien

« Je me suis inconsciemment senti investi d'une mission. Lorsqu'on m'a demandé de me joindre au Floyd, en 1968, ce n'était pas pour prendre la place de Syd Barrett – qui allait très mal –, mais dans l'espoir, en tant que vieil ami, de le rassurer, de le ramener sur terre, de relancer « son » groupe. Ça n'a malheureusement pas été possible. Syd était déjà parti trop loin. Et je l'ai remplacé malgré moi.

Plus tard, quand Roger Waters a pris définitivement le pouvoir, avant de décréter que le groupe était fini, j'ai endossé le rôle de leader par défaut. Ce n'était pas mon ambition, mais je n'admettais pas que Roger réduise le Floyd à sa seule personnalité, à ses seules idées.

Pink Floyd a été un formidable véhicule collectif et créatif pour quatre musiciens qui a perduré, n'en déplaise à Waters, même sur certains titres de The Wall. Il existait deux Pink Floyd en un. Celui de Roger, sombre, virulent, au service de sa colère personnelle ou politique. Et un autre, plus doux et harmonieux, né de l'interaction entre les claviers de Rick et mon jeu de guitare. Aux textes, très forts, de Roger, il y avait cette musique qui se mariait à merveille. »

Waters, accords et désaccords

« La nécessité ou la difficulté de communiquer était la thématique de The Division Bell. Mais cela a toujours été un sujet assez central chez Pink Floyd, de Wish you were here, sur l'absence, à The Wall, sur l'isolement. D'ailleurs, plus Roger Waters écrivait là-dessus – et très bien, même –, moins on se parlait ! Mais cela n'a jamais été le point fort du groupe. Il y avait beaucoup de silences, de non-dits, de ressentiment et d'incompréhension. Pourtant, dès qu'on ramassait nos instruments, un dialogue s'installait.

David Gilmour en concert, en 2006.

David Gilmour en concert, en 2006. Photo : Jean-François Souchet/Le Dauphiné Libéré/PhotoPQR/Maxppp

Quand Syd a dû être écarté, Roger Waters était le seul à se sentir de taille pour écrire des textes. Il avait aussi un profond désir de vouloir tout diriger. Nous étions d'accord avec la plupart de ses préoccupations, de ses prises de position politiques ou contre le show-biz. Mais, à ses yeux, nous n'étions plus que des musiciens au service de sa vision. Nos meilleurs titres restent pourtant ceux créés dans la tension, ceux où l'on réussissait à imposer notre sensibilité. The Endless River se termine sur une chanson intitulée Louder than words (« Plus fort que les mots ») : de l'incommunicabilité entre nous sont nées la force et la singularité de notre musique. »

Aux sources du son Gilmour

« Comment ai-je trouvé mon son si particulier ? Avec Rick Wright, notamment. Nous nous sommes nourris mutuellement du style de l'autre. Sinon, il m'est venu en essayant d'imiter quelques bluesmen, ou Hank Marvin, des Shadows. Certains prétendent que c'est la pire manière d'apprendre : je ne le pense pas. C'est en tentant de reproduire le jeu de musiciens qui vous émeuvent, vous fascinent, que vous trouvez le vôtre. L'échec d'y parvenir devient le révélateur de notre propre personnalité, identité. »

Kate Bush toujours magique

« C'est fantastique de voir Kate Bush revenir sur scène aujourd'hui. Et je ne dis pas ça pour tirer la couverture à moi. Je lui ai donné un coup de main en transmettant à EMI les incroyables démos qu'elle m'avait fait passer et que j'ai un peu retravaillées avec elle lorsqu'elle avait 16 ans. Ça lui a permis d'être signée, mais son talent, elle ne le doit qu'à elle-même.

Nous avons emprunté des chemins musicaux bien distincts. Mais s'il y a une influence de Pink Floyd que je retrouve chez elle, elle est dans son rapport au métier, dans sa manière de fonctionner comme elle l'entend. De suivre sa route, courageusement, sans céder à la facilité, sans sacrifier au culte de la personnalité. Etre dévouée à son art, à sa musique, en préservant sa vie privée. »

Tourner la page

« Se retrouver tous les quatre, avec Roger Waters, réunis sur la scène de Live 8 en 2005 (1) , malgré tous les conflits, toutes les rancœurs, a été une parenthèse magique. Au terme du concert, j'avais eu la confirmation qu'une exceptionnelle alchimie musicale nous reliait encore, et que l'on pouvait être fiers de ce que Pink Floyd avait accompli. Mais une autre certitude m'a saisi : il fallait tourner la page. L'émotion de rejouer avec Roger n'était que musicale.

J'ai beaucoup de respect pour Robert Plant, dans son refus de reformer Led Zeppelin. Il ne fait que ce qu'il ressent. Quand on atteint un certain âge, seul importe de se faire plaisir. De toute manière, sans Rick, la question de l'avenir de Pink Floyd ne se pose plus. Pas question de racler les fonds de tiroir. The Endless River clôt définitivement et noblement l'histoire ».

(1) Série de concerts à vocation caritative donnés dans les pays du G8, vingt ans après l'historique Live Aid de 1985.

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