Repas mensuel au centre social Marcel Bertrand de Lille. De gauche à droite, Janine, Christiane, Julienne et Nelly.

Elles sourient, mais n'en pensent pas moins: Jeanine, Christiane, Julienne et Nelly (ici, au centre social Marcel Bertrand de Lille) ne croient plus au bla-bla du président.

JPGuilloteau/L'Express

La jeune fille baisse la voix : "On a le droit de dire ce qu'on pense?" Elle est un peu ennuyée vis-à-vis de Monsieur le député, dont elle sait qu'il apprécie François Hollande. Bernard Roman, élu socialiste du Nord, est un convive régulier des déjeuners du centre social de Moulins, un quartier populaire de Lille. Et, comme Cécile l'aime bien -pour tout dire, elle lui claque la bise !-, elle hésite à confier ce qu'elle a sur le coeur.

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Ce jour-là, 7 novembre, Cécile, Hayat, Kelly et Isabelle, à peine trentenaires, préparent le repas; une fois par mois, une cinquantaine de personnes se retrouvent ici, boulevard de Strasbourg, pour oublier la solitude et la dureté de la vie. Devant la salade de tomates aux oeufs durs, elles avouent finalement qu'elles en ont "marre", les filles, "marre d'être dans la merde, marre de subir, marre que ça se dégrade pour elles alors qu'eux, là-haut, ils sont au-dessus de tout".

La politique, "c'est pas trop notre truc", là-dessus elles sont d'accord. Mais elles ont été ulcérées, en septembre, par les incroyables ardoises de l'éphémère secrétaire d'Etat au Commerce extérieur, Thomas Thévenoud. Elles disent que "c'est dégueulasse, un ministre qui ne paie pas ses impôts. Nous, le moindre truc et on est convoqué au Trésor public. Il va y aller, lui, au Trésor public ?" Isabelle insiste : "Il serait au RSA, je dis pas, mais pour lui, au gouvernement, c'était tout payé!"

"Tous leurs privilèges, c'est pas croyable!"

Elles parlent encore de "la galère des rythmes scolaires", des tout petits avantages qu'elles perdent, la plupart du temps, en acceptant un contrat de travail ; elles ont "cru que la gauche, ce serait mieux pour [elles]". Le constat est cruel : "Pour l'instant, c'est pire." Pire pour ces jeunes femmes, pire pour les plus âgées : "Pendant qu'il y a un ministre qui paie pas ses impôts, moi, maintenant, je dois 750 euros, alors que l'année passée, c'était que 153 euros", s'énerve Jeanine, octogénaire, bien droite dans son twin-set mauve, assise avec ses copines au fond de la salle.

"Vous vous rendez compte, en un an, 600 euros de plus ! On m'a enlevé des tas de trucs, pour les enfants, en tant que veuve... 750 euros. Je vous dis pas, si j'aurais pas payé, je serais déjà en prison!" Julienne, brushing impeccable, enchérit : "C'est au-dessus qu'ils sont fautifs, ils auraient dû surveiller. Tous leurs privilèges, c'est pas croyable! Et jamais punis, avec ça. A la télé, ils ont dit qu'il était revenu député pour toucher des indemnités! Nous, pendant ce temps, on se serre encore la ceinture."

Nelly, ancienne ouvrière dans le textile, hoche vigoureusement la tête : "On a eu un espoir avec Hollande. Finalement, c'est pire que les autres." La promesse du président, sur TF 1 le 6 novembre, qu'il n'y aura pas de hausse d'impôts en 2015 ? Nelly entonne, sur l'air d'un refrain de Dalida : "Paroles, paroles, paroles..." Jeanine, Julienne et Christiane reprennent en choeur : "Paroles, paroles, paroles..."

"Tous les politiques se croient au-dessus des lois"

Le chômage et les impôts, voilà ce qui revient presque chaque fois dans les conversations. A Paris, on pensait que l'expression "sans-dents" -attribuée au chef de l'Etat par son ex-compagne, Valérie Trierweiler, dans son livre Merci pour ce moment (Les Arènes) -, scandalisait les Français.

Sandrine, membre du personnel communal de Val-de-Reuil, dans l'Eure, n'y a jamais cru. Elle y voit "le dépit d'une femme quittée. Soi-disant qu'elle est de gauche, si c'était vrai, pourquoi elle a rien dit avant ?" Le 1er octobre, Sandrine est là pour écouter le maire socialiste, Marc-Antoine Jamet, soutenir le candidat PS aux prochaines régionales. Sur la dalle, devant la salle du meeting, l'affiche avec le poing et la rose sur la colonne Morris n'a pas encore été déchirée.

Sandrine raconte que, le jour où François Hollande s'est déplacé à Val-de-Reuil, elle a attendu deux heures, juste pour pouvoir lui serrer la main. "Quand il est passé, je l'ai interpellé ; il s'est arrêté, il a même poussé ses gardes du corps pour faire une photo avec moi et une avec ma fille. Ce type-là, il est accessible pour les ouvriers, c'est pas un méprisant. Il a carrément demandé au photographe de l'Elysée de prendre mon adresse pour m'envoyer une photo, parce que la mienne était floue !"

"La gauche s'est tiré une balle dans le pied"

Catherine, professeur au collège, militante PS, ne dit pas autre chose : "En salle des profs, on est unanimes, même ceux qui ne sont pas socialistes -"sans-dents", ce ne sont pas les mots du Hollande qu'on connaît. Juste un propos de langue de vipère monté en épingle par la presse parisienne. Il n'y a que vous, les médias, pour vous intéresser à ça ! Dans nos discussions, la vraie catastrophe de la rentrée, c'est Thomas Thévenoud qui ne paie rien. On se dit que tous les politiques se moquent de nous, à gauche comme à droite. Ils se croient au-dessus des lois."

Claude, retraité, soupire. "Je suis socialiste depuis trente-cinq ans. A chaque campagne, je fais du porte-à-porte pour défendre mes convictions. En 2012, j'ai encouragé beaucoup de gens à aller voter pour François Hollande, des gens qui n'y croyaient pas vraiment, mais qui se sont quand même déplacés. Maintenant, quand ils me croisent, ils me disent : "On t'aime bien Claude, mais faut plus compter sur nous...'' Ils ont une toute petite retraite, ils paient leurs impôts rubis sur l'ongle, et ils ont été écoeurés par l'affaire Thévenoud. Qu'est-ce que vous voulez que je leur réponde?"

A côté de lui, Olivier, ancien fonctionnaire, hoche la tête : "La gauche s'est tiré une balle dans le pied avec ce type. Franchement, personne ne pouvait vérifier sa situation avant de le laisser entrer au gouvernement? Et, en plus, au moment des histoires Cahuzac, il jouait les chevaliers blancs, il voulait la vérité... Malhonnête et menteur, ça suffit !" "On n'est pas tous des Cahuzac", déclarait en effet Thomas Thévenoud en 2013, alors qu'il avait été élu vice-président de la mission d'information sur la fraude fiscale et vice-président de la commission d'enquête sur le compte suisse de l'exministre délégué au Budget.

Des élus locaux pris à partie par des électeurs

En septembre 2014, le député socialiste Matthias Fekl, successeur de Thévenoud au Commerce extérieur, se fait interpeller dans sa circonscription : "Dites donc, vous avez bien payé vos impôts, vous ?" En Bourgogne, Safia Otokoré, conseillère régionale PS qui fait campagne pour les élections sénatoriales, est prise à partie par des électeurs qui connaissent son passé de conseillère à Bercy, du temps de Pierre Moscovici : "Mais ils sont payés à quoi faire, les fonctionnaires du ministère, s'ils ne sont même pas foutus d'empêcher un type qui ne paie pas ses impôts d'entrer au gouvernement ?"

Les sondeurs confirment l'effet dévastateur de cette affaire dans l'opinion, d'autant plus insupportable pour les Français qu'elle éclate au moment où les avis d'imposition arrivent dans les boîtes aux lettres. "Il a démissionné le jour où j'ai tenu ma première réunion publique pour les sénatoriales, se souvient Didier Guillaume, président du groupe PS au Sénat. Pendant une semaine, sur le terrain, j'ai vécu l'enfer, avec des électeurs qui venaient de recevoir leur feuille d'impôts ! Pire qu'avec Cahuzac, parce que les impôts, ça parle à tout le monde - "Tous pourris", voilà ce qu'on me disait en septembre." Le temps ne fait rien à l'affaire. Thomas Thévenoud a plombé pour longtemps sa famille politique, le gouvernement et le président.

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