L’année 2014 a été celle de la consécration pour Renaud Lavillenie. Le 15 février, dans le Palais des sports de Donetsk (Ukraine), le perchiste français efface des tablettes un record du monde vieux de vingt et un ans, celui de Sergueï Bubka (6,16 m contre 6,15 m pour l’Ukrainien). En août, le champion olympique 2012 engrange un troisième titre de champion d’Europe à Zurich, en Suisse. Vendredi 21 novembre, le Charentais de 28 ans est devenu le premier Français à être désigné athlète de l’année par la Fédération internationale d’athlétisme. Notre reporter l’a rencontré peu avant l’annonce de cette récompense.
Estimez-vous que votre record du monde vous a permis de dépasser Sergueï Bubka dans la hiérarchie des perchistes ?
Cela dépend du point de vue adopté. Je l’ai dépassé d’un petit centimètre. Ensuite, en termes de régularité et de palmarès, Bubka, c’est quand même trente-six records du monde et six titres mondiaux… Je ne l’ai donc pas totalement dépassé. Un record du monde est fait pour être battu. C’est déjà un exploit que le sien ait tenu si longtemps [depuis le 21 février 1993].
Vous avez réalisé ce record chez lui, à Donetsk, en sa présence, à quelques mètres de la statue érigée à sa gloire. Quelles sont vos relations avec le « Tsar » de la perche ?
Avant ma barre à 6,16 m, on se croisait et on échangeait. Plusieurs fois, il avait déclaré que je pouvais être son successeur pour le record. Après février, on a été amenés à se croiser encore plus. Il a pris de mes nouvelles pour savoir comment je gérais l’après-record et m’a donné des conseils.
Vous êtes favori pour le titre d’« athlète de l’année ». Avec votre record du monde, cette récompense ne devrait pas vous échapper…
Je pense avoir un léger ascendant sur les deux autres prétendants [le sauteur en hauteur qatari Mutaz Essa Barshim et le marathonien kényan Dennis Kimetto]. Je suis en bonne posture mais il faut attendre le verdict.
Quelle importance accordez-vous à cette récompense ?
Cela serait une première pour un athlète français. C’est une reconnaissance du monde de l’athlétisme, pas seulement de la France ou des perchistes. C’est prestigieux, même si ce n’est effectivement pas comparable avec les titres olympiques, les titres mondiaux et les records.
Vous avez remporté cet été, lors de l’Euro, votre onzième médaille en grand championnat, la huitième en or. Il ne vous manque plus que l’or mondial…
Les médailles, je ne m’en lasserai jamais, d’autant plus s’il s’agit de celle qui manque à mon palmarès, la médaille d’or des championnats du monde. C’est un objectif dès l’année prochaine à Pékin [du 22 au 30 août 2015].
Après la déception qui a suivi vos médailles d’argent aux Mondiaux de Daegu, en 2011, et de Moscou, en 2013, pensez-vous être « maudit » pour ce rendez-vous ?
Cela n’a rien à voir avec de la psychologie ou de la superstition. Ce sont les péripéties liées aux sports de très haut niveau. On n’est pas seul en compétition, parfois cela ne passe pas et, quand cela se produit sur un petit meeting, on oublie une semaine après. Daegu et Moscou m’ont apporté de l’expérience et je n’ai aucune raison de ne pas être serein. Aux Jeux olympiques, qui sont à mon sens beaucoup plus impressionnants, je suis resté concentré et j’ai gagné.
Quasiment invaincu cette saison – une seule défaite, le 21 août, lors du meeting de Stockholm –, vous n’avez pas dépassé les 5,93 m en extérieur. Est-ce en raison du manque de concurrence ?
Cet hiver, sans plus de concurrence, je saute trois fois à plus de 6 mètres. D’accord, cet été, je n’ai sauté que 5,93 m, mais, derrière, les autres perchistes sont vraiment loin. Nous n’avons simplement pas eu d’été. Les conditions météo n’ont pas été bonnes et en extérieur, les performances sont très influencées par cette donnée. Mon objectif était avant tout de remporter le titre de champion d’Europe à Zurich, et il est rempli.
« J’ai la chance de pratiquer une discipline un peu protégée du dopage car même si tu es le plus rapide, le plus costaud, tu ne seras pas forcément celui qui saute le plus haut »
Quels sont les perchistes capables de rivaliser avec vous en sautant au-delà des 6 mètres ?
Je n’ai pas d’avis sur la question car, actuellement, très peu sont capables de franchir 5,90 m. Parler de 6 mètres semble dès lors présomptueux. Après, j’ai bien montré que d’une année sur l’autre, tout pouvait aller très vite, mais je ne tire pas de plans sur la comète…
Kévin Menaldo (22 ans) a remporté le bronze aux championnats d’Europe de Zurich. Quelle est votre relation avec la jeune garde française ?
On fait des stages et des compétitions ensemble. Cette jeune garde fait de bonnes choses et réalise des progrès. Elle a l’avenir devant elle. J’essaie de montrer la voie.
Un autre jeune Français, Axel Chapelle (19 ans), a été sacré champion du monde junior le 27 juillet à Eugene, aux Etats-Unis. L’avez-vous félicité ?
Décrocher un titre de champion du monde junior, c’est très bien. Ensuite, entre les juniors et les seniors, il y a un grand fossé. Il a emprunté la bonne voie, mais il n’est pas encore acquis qu’il devienne un grand champion. Les deux à trois prochaines années seront déterminantes.
Vous avez des facilités à vous exprimer devant la presse, et pourtant l’exercice n’a pas l’air de vous plaire. Quels sont vos sentiments par rapport à votre forte médiatisation ?
J’ai un rapport particulier avec la presse. Mon travail est avant tout de sauter, pas de répondre aux médias. Parfois, il y a des débordements à des moments où il faut respecter l’intimité. La médiatisation, c’est bien, mais il faut être conscient qu’il y a parfois un ras-le-bol. Or, dans un sport individuel, on ne peut pas se disperser.
Dans « Lavillenie l’affranchi », un documentaire diffusé sur France 2 cet été, le terme « égoïste » est parfois employé par votre entourage. Faut-il être égoïste pour être un grand champion ?
Oui, la plupart des champions vous le diront. La part d’égoïsme est nécessaire pour réussir. Si l’on ne pense pas à soi, on n’est pas apte à prendre certaines décisions difficiles. Une carrière d’athlète dure quinze ans au maximum. Il n’y a pas de place pour les erreurs et la perte de temps.
Pensez-vous notamment à votre changement d’entraîneur après votre titre aux JO de Londres, lorsque vous quittez Damien Inocencio pour rejoindre Philippe d’Encausse ?
Il faut être réactif et se remettre en question tout le temps. Il est essentiel d’optimiser la performance à l’entraînement et en compétition. Je pense avoir démontré que les deux années de travail qui se sont écoulées depuis l’or olympique ont porté leurs fruits.
Quelles sont les pistes qui peuvent encore vous faire sauter plus haut ?
Toutes les pistes sont envisageables. On n’est jamais trop rapide ni trop fort. On peut toujours améliorer l’approche des compétitions. Je peux progresser et, si ce n’est pas une progression métrique, cela peut être en constance et en régularité.
Jusqu’à quelle hauteur pouvez-vous sauter ?
Forcément, je me vois aller plus haut, mais je ne me fixe pas de limite. Avec du bon sens, en regardant le saut du record, on peut envisager une barre autour de 6,20 m.
Vous avez la réputation d’être un bourreau de travail. Etes-vous prêt à encore beaucoup de sacrifices pour rester au plus haut niveau ?
Ce n’est pas un sacrifice pour moi, j’ai du plaisir à sauter tous les jours. Je ne suis pas vieux et je peux imaginer continuer jusqu’en 2020 ou 2022. On verra comment mon organisme évolue, dans le bon ou le mauvais sens.
Acceptez-vous le rôle de leader de l’équipe de France que vous confère votre palmarès ?
Je ne suis pas le seul à réaliser des performances en équipe de France. L’athlétisme est un sport avec des disciplines très différentes et donc des visions différentes. Je me considère plus dans le wagon de tête avec d’autres athlètes que comme le leader.
Espérez-vous être le porte-drapeau de la délégation française aux Jeux de Rio en 2016 ?
C’est quelque chose qui m’a effleuré l’esprit. Cela serait un honneur impossible à refuser. Que cette idée soit peut-être présente dans la tête de certains est déjà très flatteur. On verra d’ici deux ans.
2014 a été une bonne année pour l’athlétisme français (23 médailles à Zurich, un record), mais les affaires de dopage (Quentin Bigot et Laila Traby) ternissent ce bilan…
Le dopage est d’abord le problème du sport en général. Il existe une vraie lutte contre les tricheurs chez nous : c’est au moins une bonne chose d’avoir des cas positifs. On peut imaginer toutes les sanctions et toutes les formes de lutte antidopage, il y aura toujours des athlètes mal intentionnés. Et l’opinion publique est sans pitié.
Avez-vous été confronté à ce genre de soupçons depuis votre record du monde ?
Je ne me suis pas senti touché et rien n’est parvenu à mes oreilles. J’ai la chance de pratiquer une discipline un peu protégée du dopage car même si tu es le plus rapide, le plus costaud, tu ne seras pas forcément celui qui saute le plus haut. Les dimensions techniques et mentales restent cruciales dans le saut à la perche.
Jean Galfione (médaillé d’or aux JO d’Atlanta 1996) s’est reconverti dans la voile. Envisagez-vous, par exemple, de disputer le Paris-Dakar en moto, votre passion ?
Je suis encore loin de mon après-carrière mais, bien entendu, je ne finirai pas à rien faire. Il n’est pas impossible de me voir un jour sur le Paris-Dakar. C’est un défi dans mes cordes.
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