Par Paul-Henri Moinet
Le moineau pépie, l’alouette grisolle et la perdrix cacabe. Plus pour longtemps, puisque ces trois-là comptent, avec l’étourneau et la tourterelle, parmi les espèces les plus durement touchées sur les 420 millions d'oiseaux disparus en Europe depuis 30 ans. Un cinquième de la population éliminée à cause de l’arrachage des haies, de la réduction des surfaces non labourées, des nouveaux pesticides massacreurs d’insectes. À ce train d’enfer, il n’y aura bientôt plus que des drones dans le ciel et des vers géants sur la terre.
On connaissait déjà les espèces sur la liste rouge des oiseaux menacés de disparition en France. Mais pendant qu’on se soucie des espèces les plus vulnérables, on néglige les espèces en moindre danger. Un peu comme si, en voulant sauver prioritairement les chrétiens d’Irak, on oubliait les Kurdes. La raison écologique peut être borgne, elle aussi. Pour survivre, en ornithologie, un bon pedigree d’espèce menacée vaut mieux qu’un pauvre titre de moineau domestique, de perdrix grise ou d’alouette des champs.
La sarcelle d’hiver, l’oie cendrée, la gélinotte des bois, le grand tétras, la marouette, le puffin cendré, le butor étoilé, la spatule blanche, l’aigle de Bonelli, le busard des roseaux, la poule sultane, le milan royal, le balbuzard pêcheur, le faucon crécerellette, le vautour percnoptère, le gypaète barbu, le râle des genêts, le grand gravelot, la bécassine des marais, le barge à queue noire, le courlis cendré, le goéland railleur, le macareux moine, le guillemot de Troll, le hibou des marais, le pipit farlouse, le traquet oreillard, la fauvette à lunettes, la sittèle corse, la mésange rémiz, le bouvreuil pivoine, la linotte mélodieuse, le bruant ortolan, et même le gobemouche gris ou le pouillot siffleur, ont plus de chance d’échapper au massacre que la malheureuse alouette. Car leurs noms sont déjà enregistrés sur des listes, on les cite, ils sont le cri de ralliement d’associations de défense de la biodiversité, la gloire de cercles d’ornithologues amateurs, la fierté de militants pour la préservation de la faune régionale.
Homologués, ils ont déjà gagné leur statut de victime. Mais un étourneau, un moineau ? Ils poussent dans les champs, dans les villes, des piafs ordinaires, de la plume vulgaire qui s’adapte à tout, non ? Sans doute faudrait-il, pour les sauver, commencer par leur donner des noms un peu plus rares, susceptibles d’en faire des oiseaux de qualité. L’élimination programmée des oiseaux communs dépasse largement la raison écologique et la politique environnementale telle qu’elle se décide au ministère de l’Écologie ou de l’Agriculture. Avec l’oiseau, c’est toute notre civilisation qui se défait lentement car pour l’ingénieur, il fut un modèle, pour le paysan un guide, pour le marin une promesse, pour le devin un présage, pour le peintre un désir. Le territoire de l’oiseau est le même que le nôtre, ciel et terre inséparablement.
“Avec l’oiseau, c’est toute notre civilisation qui se défait lentement car pour l’ingénieur, il fut un modèle, pour le paysan un guide, pour le marin une promesse, pour le devin un présage, pour le peintre un désir.”
Porter atteinte à son territoire, c’est donc mettre en péril le nôtre. Nous aussi, nous vivons entre ciel et terre, au milieu d’eux. Il n’y a pas d’un côté les oiseaux, de l’autre nous, d’un côté le ciel, de l’autre la terre. Le géographe Augustin Berque a formalisé récemment une science qu’il appelle mésologie, l’opposant à l’égologie dont il fait le modèle de la modernité triomphante.
Elle est la science du milieu et de l’interdépendance des milieux, celle qui nous rappelle que nous sommes traversés par tout le vivant qui nous entoure et qu’il n’est jamais posé là devant nous comme un objet à détacher, découper, évaluer, échanger, consommer. Former les industriels et les politiques à la mésologie serait sûrement bien utile pour sauver les oiseaux communs et avec eux tout l’équilibre de notre terre. Mais quelle cause dérisoire, vous diront-ils, et si peu prioritaire. Une lecture attentive de Saint-John Perse, alors ? Voici pour commencer trois extraits de Oiseaux, treize courts chapitres d’un recueil écrit en 1962. “De tous les animaux qui n’ont cessé d’habiter l’homme comme une arche vivante, l’oiseau, à très longs cris, par son incitation au vol, fut seul à doter l’homme d’une audace nouvelle.” Un peu plus loin : “À mi-hauteur entre ciel et mer, se frayant route d’éternité, ils sont nos médiateurs et tendent de tout l’être à l’étendue de l’être”.
Ou encore : “Sur la page blanche aux marges infinies, l’espace qu’ils mesurent n’est plus qu’incantation. Et procédant comme les mots, de lointaine ascendance, ils perdent, comme les mots, leur sens à la limite de la félicité”. Moins il y aura d’oiseaux sur cette terre, plus le ciel rétrécira et pèsera lourd sur nos fragiles épaules, nous rendant ainsi plus petits et un peu moins heureux.
Voici un remarquable article tant sur la forme que sur le fond. Il faudrait le diffuser sur tous médias mais aussi dans les écoles, les universités ou les centres de recherche. Il est à lire, à relire et à méditer.