Qatar-Chine, un rapprochement économique à visée politique

Le 3 novembre, l’émir du Qatar a entamé une visite officielle de deux jours en Chine, son premier déplacement en Asie orientale depuis son accession au pouvoir en juin 2013. Cheikh Tamim ben Hamad Al-Thani a placé son voyage sous le signe de la coopération économique et énergétique. Mais, au-delà des accords gaziers et financiers signés, l’émir cherche à forger de nouvelles alliances diplomatiques.

Le premier ministre chinois Li Keqiang (3e à droite) rencontre Cheikh Tamim bein Hamad Al-Thani (4e à gauche), dans le grand hall de la Maison du peuple à Beijing.
News.cn/Xinhua/Wang Ye, 4 novembre 2014.

Ponctuée par une entrevue avec le président Xi Jinping en Chine, la visite de l’émir du Qatar a donné lieu à une série d’accords qui incarnent la bonne santé des relations entre deux acteurs évoquant souvent la « complémentarité » de leurs échanges. Sur le plan économique, les banques centrales des deux pays ont conclu un accord sur les devises qui leur permettra « d’échanger yuans et riyals pour un montant maximal de près de 35 milliards de yuans (soit environ 5 milliards d’euros) ». Dans la foulée, d’autres mémorandums ont été signés, comme l’attribution d’un quota de près de 4 milliards d’euros au Qatar pour investir directement en yuans sur les marchés de capitaux chinois. La banque centrale de Chine s’est félicitée de cette nouvelle forme de coopération entre entreprises et institutions financières des deux pays dont la particularité est qu’elle s’effectuera en devises chinoises. Pour les banquiers de Pékin, cette stratégie a pour avantage de « doper les échanges commerciaux bilatéraux et de faciliter les investissements ».

La visite de l’émir s’insère, au-delà de sa nature bilatérale, dans un cadre plus large. Engagé dans une concurrence larvée avec les États-Unis, la Chine cherche à disputer à Washington la place de première puissance économique mondiale. Vecteur de cette ambition, la monnaie chinoise souhaite faire progressivement pièce au dollar et ce n’est donc pas un hasard si Doha et Pékin ont libellé tous leurs accords en prenant soin d’écarter la devise américaine. C’est aussi dans cette logique qu’il faut replacer le projet inspiré par Pékin d’une Banque asiatique d’investissements dans les infrastructures (AIIB). Fin octobre, le Qatar faisait partie des 21 pays signataires du protocole d’accord visant l’installation de cette nouvelle banque régionale1 dont l’objectif est de supplanter la Banque asiatique de développement dominée par le tandem Japon/États-Unis.

Lutte pour les parts de marché du gaz

Pour Doha, le ciblage de l’immense marché chinois a de quoi susciter l’intérêt et l’augmentation exponentielle des transactions commerciales le prouve : en une décennie, leur montant est passé de 1,5 à 41 milliards de riyals (soit près de 9 milliards d’euros)2. Comme pour les autres pays asiatiques, une grande partie des échanges porte sur l’énergie et en particulier l’exportation de gaz.

Acteur important sur la carte mondiale du gaz naturel mais confronté à un contexte éminemment concurrentiel, le Qatar a un besoin impérieux de consolider ses parts de marché à travers le monde. Ces dernières années, l’entrée en scène massive des États-Unis grâce à la révolution des gaz de schiste qui fait de l’Amérique le plus grand producteur de gaz a eu de fâcheuses conséquences pour les traditionnels leaders du secteur. Non seulement le marché nord-américain s’est rapidement fermé aux exportations étrangères mais cette ascension du géant américain avait fait craindre l’arrivée d’un rival qui pouvait menacer les positions qataries. De ces contraintes est née à Doha l’idée de signer des accords à long terme avec de grands clients comme le Japon (lequel, après la catastrophe de Fukushima, a augmenté ses importations de gaz) et de se placer comme fournisseur privilégié d’autres États.

Avec près d’un milliard et demi d’habitants et une demande énergétique qui ne peut que s’amplifier, la Chine se présente comme un marché gigantesque aux juteuses perspectives. Du fait d’une combinaison de facteurs, sa facture énergétique ne peut en effet que s’alourdir. D’une part, les besoins gigantesques du pays constituent un élément structurel à cause de la réalité démographique et d’autre part, les autorités misent sur les énergies propres pour freiner une pollution qui devient endémique. Considéré comme la moins polluante des énergies fossiles, le gaz a ainsi le vent en poupe. Cette configuration ne pouvait que réjouir le Qatar qui a affrété le 8 août 2014 son premier cargo de gaz naturel liquéfié en direction d’un port chinois3.

Outre l’énergie, la diagonale économique a trouvé d’autres champs de réalisation. Avec un fonds souverain dont les réserves sont estimées à 170 milliards de dollars, les autorités du Qatar ont développé une politique d’investissement dans près d’une cinquantaine de pays. L’ensemble de la zone Asie est particulièrement visée et le Qatar Investment Authority (QIA) a annoncé, en collaboration avec un groupe chinois, le lancement d’un fonds d’investissement doté de 10 milliards de dollars4. Après son séjour en Chine, l’émir s’est également rendu en Corée du Sud avec les mêmes intentions. Comptant pour près de 20 % des exportations de l’émirat, Séoul est aussi un partenaire stratégique majeur qui présente l’avantage de disposer de secteurs de pointe dans des domaines qui sont dans le viseur de Doha, tels la haute technologie, l’automobile, l’ingénierie ou la construction navale.

Rompre l’isolement dans le Golfe

Enfin, ce virage asiatique a un versant géopolitique. Le renforcement des relations économiques est très souvent le support d’une consolidation des liens diplomatiques et il y a fort à parier que cet aspect compte dans l’analyse de l’équation stratégique que noue le Qatar avec les pays asiatiques. Membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU, future première puissance économique de la planète et acteur de plus en plus influent tant sur le continent africain que dans l’espace proche-oriental, la Chine est un allié de choix. En établissant un lien privilégié dans le secteur hautement stratégique de l’énergie5, Doha souhaite en faire un tremplin pour esquisser un rapprochement diplomatique qui lui permettrait de diversifier ses alliances. Même si l’émirat a délégué sa sécurité militaire à l’armée américaine, il ne souhaite pas s’enfermer dans une logique de monodépendance qui pourrait s’avérer préjudiciable. De plus, confronté à un isolement particulièrement inquiétant par ses voisins, l’émirat cherche à le compenser par un maillage d’alliances avec des États qui, bien que lointains, demeurent des forces motrices de l’agenda international.

Même si l’accord de Riyad signé à la mi-novembre ouvre une fenêtre de détente avec les autres membres du Conseil de coopération du Golfe (CCG), la persistance de lourdes tensions dans l’univers mouvementé du monde arabe ne présente pas le même niveau d’intérêt que des relations stables et mutuellement profitables avec des acteurs majeurs de l’échiquier mondial. Sur ce point, le Qatar semble vouloir rattraper son retard. En 2008, lors de la visite du vice-président chinois dans l’émirat, Doha avait accepté d’accueillir pour la première fois dans le Golfe une antenne de la Banque commerciale et industrielle de Chine. Six ans plus tard, l’émirat devient le premier centre du Proche-Orient pour la compensation des opérations du yuan chinois.

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