« Le Parisien » publie aujourd’hui une enquête qui témoigne d’une grande défiance des Français vis-à-vis de l’Education nationale. Pour comprendre les ressorts de ce désenchantement, nous avons interrogé le sociologue François Dubet, auteur récemment de « La Préférence pour l’inégalité » (éd. Seuil).
D’après une enquête publiée par Le Parisien ce 27 novembre, 69 % des Français estiment que l’Education nationale ne garantit plus l’égalité des chances, et 67 % des Français ayant des enfants scolarisés sont demandeurs d’un soutien scolaire. Comment vous interprétez cette défiance ?
François Dubet – Je l’interprète de deux manières. D’abord, la confiance dans l’égalité des chances à l’école reposait sur une certaine ignorance. Pendant très longtemps il n’y avait pas d’études sur le système scolaire, on pouvait donc penser que toutes les écoles se valaient, que tous les établissement étaient comparables et que l’école traitait tout le monde de la même manière. Je crois que les enquêtes PISA, les livres des sociologues, des économistes et des journalistes ont fait que cet enchantement de l’école s’est beaucoup effrité. Aujourd’hui pour croire dans l’égalité des chances scolaires il faut d’une certaine manière ne jamais ouvrir un journal.
La deuxième raison qui me paraît beaucoup plus profonde c’est que le rapport à l’école s’est complètement transformé. Pendant très longtemps l’école était considérée comme la machine qui permettait aux enfants d’entrer dans la société, mais qui ne déterminait pas fondamentalement leur destin social. C’est-à-dire que les enfants de la bourgeoisie allaient dans les écoles bourgeoises, les enfants du peuple dans les écoles plus populaires, pour se retrouver à peu près là où ils étaient au départ, à l’exception de quelques héros venus du peuple qui franchissaient les échelles de la société. Mais pour l’essentiel on attendait de l’école qu’elle éduque, qu’elle fabrique des Français, qu’elle créé une morale commune, mais pas véritablement qu’elle permette aux gens de trouver une place dans la société.
Or avec la massification scolaire d’un côté, et l’élévation de la qualification des emplois de l’autre, le rapport à l’école s’est complètement transformé. Tout le monde sait bien aujourd’hui que la qualification scolaire des enfants va très largement déterminer leurs chances d’avoir un travail ou pas, d’être bien payé ou pas, d’avoir un emploi sûr ou pas. Donc, l’attente à l’égard de l’école s’est complètement transformée.
Cela crée une extrême sensibilité aux inégalités scolaires. On peut quasiment dire que la moitié des Français vont faire tout ce qu’ils peuvent pour que leurs enfants aient la meilleures réussite scolaire possible, donc le meilleur établissement, les meilleurs maîtres, etc. Au fond, le rapport un peu enchanté à l’école s’est défait au profit d’une compétition de tous contre tous, pour avoir les meilleures positions scolaires. La sensibilité aux inégalités scolaires explose car on sait que tel établissement ne vaut pas tel établissement, à l’extrême limite que tel maître ne vaut pas tel autre, c’est pourquoi il y a une extrême vigilance à des inégalités qui ne sont pas nouvelles, mais qui ne jouaient pas un rôle aussi considérable.
Cette perte de confiance dans l’école se traduit par un recours accru aux soutiens scolaires hors des classes. Comment éviter que cela accroisse encore les inégalités ?
C’est un grand chantier car il faut renverser une tendance très lourde. Il faudrait améliorer la qualité scolaire, c’est-à-dire garantir que tout soit fait pour que les établissements se valent à peu près. La seconde chose serait de faire en sorte que l’école garantisse un minimum à tout le monde, c’est l’idée du socle commun, pour éviter les logiques de fuite. Ensuite il faudrait éviter d’avoir l’œil toujours rivé sur les élites. J’aime bien les articles comme celui du Monde sur l’Ecole polytechnique, mais il n’y a que cinq cents élèves par an dans cette école. Si on en fait entrer 50 des milieux populaires c’est une bonne chose, mais le véritable problème de l’inégalité scolaire n’est pas simplement l’inégalité des chances, c’est l’extraordinaire inégalité entre ceux qui vont réussir à avoir les diplômes rentables, et ceux qui vont sortir sans rien. Le principal problème ce sont les autres, ceux dont les parents ont peur. Je n’imagine pas que tous les parents de France rêvent que leur enfant entre à Polytechnique : ils veulent qu’ils fassent une bonne formation pour avoir du boulot à la sortie. Et cela nous ne pouvons plus le garantir.
Fondapol avance l’idée d’une assurance complémentaire éducation. Qu’en pensez-vous ?
Je ne suis pas enthousiasmé. Nous sommes depuis trente ans à peu près incapables de refonder sérieusement l’école. Ce que nous faisons à la place consiste à créer des dispositifs de soutien qui n’en finissent plus. On essaye de créer à la marge des dispositifs pour compenser les effets de la machine à produire des inégalités, comme les internats d’excellence. Une assurance qui permettrait aux gens d’avoir des soutiens scolaires rentrerait encore une fois dans ces dispositifs. Je crois qu’il faut regarder vers les sociétés qui assurent nettement mieux que nous l’égalité des chances, et qui en tout cas offrent aux élèves les moins bons les capacités de s’en sortir.
Il y a un exemple que j’aime bien, car c’est une société plutôt plus inégalitaire que la nôtre, et plutôt plus libérale, le Canada. Il y a aussi le Japon. Ces sociétés ont des pratiques scolaires qui assurent plus fortement l’égalité des chances que nous. Or je crois qu’aujourd’hui il y a un tel pessimisme sur la capacité à réformer l’école que tout le monde au fond s’oriente vers des dispositifs annexes pour s’en sortir. Pour employer une métaphore, c’est comme si on disait que, puisque l’hôpital public ne marche pas, on va créer des cliniques privées à côté.
D’où vient l’idéal, aujourd’hui égratigné, de l’égalité des chances ?
Au niveau scolaire c’est un idéal extrêmement récent. Les pères fondateurs de l’école républicaine, comme Jules Ferry, ne parlent pas d’égalité des chances. Jules Ferry dit que chacun doit trouver la position qui lui convient. L’école est là pour créer une culture commune à tous les Français, mais on ne parle presque jamais d’égalité des chances. Celle-ci est couplée à la massification scolaire : c’est à partir du moment où tout le monde entre dans la même école que l’égalité des chances monte comme un critère de justice scolaire essentiel. A partir des années 1960-1970 on dit aux petits Français qu’ils entrent tous dans la même école et que cette école leur doit l’égalité des chances. C’est une conception de la justice scolaire relativement nouvelle.
Sa légitimité consiste à dire qu’elle doit répartir les individus de la manière la plus équitable possible, en fonction de leur mérite, parmi des positions sociales elles-mêmes inégales. Au fond c’est une forme de renoncement à produire de l’égalité, et un transfert de cette idée vers l’idée de compétition équitable, un peu comme dans le sport. Le sport est juste si l’arbitre ne triche pas. L’école a la même rhétorique.
La Préférence pour l’inégalité, de François Dubet, éd. Seuil/La République des idées, 112 pages, 11,80 €