Intrigues complexes, décors choisis, personnages plus vrais que nature : la délicieuse baronne était une star du polar à l'anglaise. Elle vient de s'éteindre à Oxford à l'âge de 94 ans.
Publié le 27 novembre 2014 à 16h12
Mis à jour le 08 décembre 2020 à 05h23
La plus délicieuse des reines du crime porte lunettes, bouclettes permanentées et robe fleurie, le tout assaisonné d'un sourire ravageur. Une vraie mamie british ! Ne vous y trompez pas. Le palmarès de Jack l'Eventreur fait pâle figure à côté de celui de Phyllis Dorothy (P.D.) James, 78 ans, élevée au rang de baronne par Elisabeth II en 1991, et sacrée impératrice du polar psychologique par la critique des années 80.
Lady James a beau clamer qu'elle déteste la violence sous toutes ses formes, les turpitudes humaines (meurtres, viols, mutilations, chantages, vengeances, etc.) constituent son ordinaire depuis la parution de son premier roman, A visage couvert, en 1962. Dans le dernier, Une certaine justice, elle assassine une avocate, l'affuble d'une perruque de juge, et l'asperge d'un sang d'origine inconnue. Shocking, isn't it ?
Mieux encore : dès les premières lignes de l'introduction (fracassante), on apprend que Venetia Aldridge, star du barreau londonien, n'a plus que « quatre semaines, quatre heures et cinquante minutes à vivre ». Le corps n'est découvert qu'aux alentours de la page 134. Entre-temps, la romancière aura fait mijoter son lecteur en explorant avec lui les faits et gestes de la future victime. Un long détour, certes, mais fructueux : la chère Venetia se révèle si antipathique que l'on compte bientôt une bonne dizaine de meurtriers potentiels.
Construction rigoureuse, style élégant
Une certaine justice est l'un des meilleurs livres de P.D. James. La construction est rigoureuse et complexe, le style élégant et limpide. Comme d'habitude, l'intrigue dessine des entrelacs compliqués autour d'un décor soigneusement choisi. P.D. James adore situer ses histoires dans des milieux clos et – apparemment – tranquilles. Hôpitaux, cliniques, institutions, maisons d'édition ou centrales nucléaires deviennent sous sa plume de véritables cimetières. Chaque lieu du crime est décrit avec une précision quasi maniaque, depuis la couleur des chaises en plastique de la salle d'attente jusqu'aux délires architecturaux qui ont présidé à la construction de tel immeuble.
P.D. James a écrit Une certaine justice parce qu'elle était fascinée par les Chambers, ces bâtiments anciens qui regroupent les bureaux des avocats londoniens. « On dirait une petite ville du XVIIIe siècle. Vous passez l'arche, et vous vous retrouvez dans cette cour, totalement isolée des bruits de Londres, avec en face de vous cette très vieille église, Temple Church. Il n'y a même pas d'électricité, tout est éclairé au gaz. L'endroit est extraordinairement paisible. Je me suis dit que ce serait intéressant d'y introduire un peu de chaos. »
La romancière a fait plus d'un an de patientes recherches. Elle a rencontré des avocats, déjeuné avec des juges, assisté à des procès à Old Bailey, la plus belle et la plus médiévale des cours d'assises londoniennes. Elle s'est aussi documentée sur l'histoire du Middle Temple, où se trouvent les Chambers. Son livre est un brillant exercice de vulgarisation critique du système judiciaire britannique, mais on s'y instruit aussi sur les habitudes des psychopathes, les mœurs des politiciens, ou encore sur la façon dont une enfance malheureuse peut déterminer une vie adulte.
Evolution psychologique des personnages
En fin de compte, P.D. James se moque éperdument de savoir qui a tué qui. Elle s'intéresse beaucoup plus à l'évolution psychologique de ses personnages et aux circonstances qui ont pu modeler leur caractère et précipiter leur destin. Prenez Venetia Aldridge : avant de devenir une femme dure et une mère insensible, elle a été une adolescente terrorisée par un père sadique. Chaque protagoniste a droit à son quart d'heure d'introspection, qu'il s'agisse de la secrétaire de la victime ou bien du commandant Adam Dalgliesh, poète, esthète, fils de pasteur, bel homme, veuf éploré et (tout de même) excellent policier.
Héros fétiche de P.D. James, Dalgliesh a résolu pas moins de dix cas épineux en vingt-six ans de carrière. L'auteur parle de lui comme d'un vieil ami, un jumeau spirituel qu'elle connaîtrait par cœur. Mais après tout, il en est ainsi de tous ses personnages. A l'entendre, même ceux qui ne dureront que le temps d'un roman semblent doués d'une vie autonome : « Quand j'imagine un livre, il me semble que les personnages existent déjà, cachés dans les limbes de mon imagination. Je ne les invente pas de toutes pièces, je prends contact avec eux, je remonte très loin dans leur esprit. »
Lady James est une vieille routière de l'interview. Elle a l'art de répondre à chaque question comme si on la lui posait pour la première fois. Cela ne l'empêche pas de froncer le sourcil, agacée, lorsqu'on lui demande si elle abandonnera un jour les frontières bien balisées du « mystery » anglais pour des formes romanesques plus « respectables ». Elle l'a déjà fait : aucun détective n'apparaît dans Les Fils de l'homme, curieux récit d'anticipation, ni dans La Meurtrière, un roman (très) noir, qui a connu un beau succès. « C'était bien plus facile à écrire qu'un roman policier, car l'intrigue n'était pas aussi complexe. Je n'ai jamais eu l'impression de "progresser" en écrivant des romans soi-disant littéraires. Je crois fermement que je peux écrire de vrais bons livres à l'intérieur de la structure du roman policier classique. »
Jane Austen en héritage
Elle n'apprécie pas plus les comparaisons abusives avec les autres grandes dames de la littérature policière britannique. La référence systématique à Agatha Christie l'exaspère depuis vingt ans. Son ténébreux Dalgliesh n'a rien à voir avec le suffisant Hercule Poirot ! C'est tout juste si elle accepte de reconnaître l'influence de Dorothy L. Sayers, contemporaine de Mrs Christie : « Parce que j'ai aimé ses livres quand j'étais enfant. » Elle ne récuse pas la parenté avec son amie Ruth Rendell, mais estime que la ressemblance a ses limites : Ruth Rendell n'a pas su, comme elle, explorer tous les thèmes possibles et imaginables sans quitter le cadre du roman de détection. Le seul héritage littéraire que P.D. James revendique ouvertement est celui de Jane Austen, dont elle partage le goût pour l'ironie et les intrigues bien menées. « Avez-vous lu Emma ? C'est merveilleusement construit. »
Madame la baronne est une femme très occupée, surtout quand elle n'écrit pas. Quand elle ne fait pas le tour du globe pour promouvoir ses livres, elle siège à la Chambre des lords, assiste à des colloques, donne des conférences, écrit des articles ou remet des prix. « Du non-stop ! », dit-elle avec un petit rire mi-figue, mi-raisin. Elle ne se plaint pas vraiment de cette hyperactivité, mais la grand-mère regrette de ne pas avoir assez de temps pour ses cinq petits-enfants.
P.D. James a le triomphe modeste. La gloire n'a pas changé grand-chose à sa façon de voir le monde, même si sa compassion pour l'humanité souffrante a tendance à prendre le pas sur l'humour mordant qui caractérisait ses premiers romans. Il en reste un échantillon dans le caustique avertissement liminaire qui rappelle le caractère fictif de sa victime et de son meurtrier : « Seule l'imagination trop ardente d'un auteur de romans policiers aurait pu concevoir qu'un membre de l'Honorable Société du Middle Temple nourrit des pensées peu charitables envers un autre membre. » Cela va sans dire.