“Libé”, à l’aube des grands départs

La clôture du plan social de “Libération” a lieu ce vendredi 28 novembre. Une centaine de salariés devraient officialiser leur démission. Dans les couloirs de la rédaction règne une ambiance pesante...

Par Richard Sénéjoux

Publié le 28 novembre 2014 à 08h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 05h23

«Ah non, l’ascenseur ne marche pas, l’autre non plus. En fait, faut prendre le monte-charge, là ». Dans le hall de Libé, notre guide improvisé maugrée : « Plus d’ascenseur, bientôt plus d’électricité, plus de papier… et plus de journalistes ! ». Quand on entre dans l'immeuble de la rue Béranger, le ton est vite donné. A la veille de la clôture du plan social vendredi 28 novembre, qui devrait confirmer le départ d’une centaine de salariés – un bon tiers des effectifs – l’ambiance est morose.

Dans la vis, cette rampe qui monte en colimaçon le long des bureaux en open space, les conversations ne se cachent plus. On surprend un « Tu pars toi ? » « Oui, J’ai attendu jusqu’au dernier moment, mais je n’y crois plus, j’ai donné ma lettre ce matin ». On entend aussi un « Ça va être chaud : 90 personnes qui se tirent, et aucune organisation annoncée ! » On croise Luc Le Vaillant, en charge jusqu’ici des portraits, qui lance à un interlocuteur  « Tu restes toi aussi ? On sera ensemble ! »

Déjà, des sièges vides. Une trentaine. Des figures du journal ont disparu. « Certains, comme Bayon, ont marqué le coup. Il a fait un pot plutôt festif, en journée. Même Souchon est venu ! » raconte Sybille Vincendon, rédactrice en chef adjointe. D’autres, comme Gérard Lefort, sont partis sur la pointe des pieds. Drôle d’ambiance. « Le journal est chaque jour difficile à faire, demande beaucoup d’énergie entre ceux qui partent, ceux qui hésitent et cherchent du boulot ailleurs, ceux qui restent mais sont démobilisés… Mais il se tient », raconte Johan Hufnagel, le numero 1 bis de la rédaction aux côtés de Laurent Joffrin.

“La plupart de ceux qui restent sont ceux qui n’ont pas pu partir.”- une journaliste

« On est vidés par des mois de combat, abattus, perdus », confie une journaliste, qui aurait aimé s’en aller… mais n’a rien trouvé ailleurs. « La plupart de ceux qui restent sont ceux qui n’ont pas pu partir », souffle-t-elle. La fronde « Nous sommes un journal », qui a opposé durant de longs mois la rédaction à ses actionnaires, a laissé des traces. De sales traces.

A la direction d’abord, qui a gardé en tête le nom des « meneurs ». Tous ne sont pas des salariés protégés. A quelle sauce seront-ils cuisinés s’ils ne partent pas ? Des traces aussi chez les élus : le fossé s’est creusé entre la poignée qui a mené vaillamment la bataille jusqu’au bout au nom du collectif, et ceux qui ont lâché en route, rattrapés par leurs propres intérêts. La rédaction a aussi assisté comme il se doit à quelques retournements de veste spectaculaires : « Certains qui parlaient haut et fort en AG se sont tus à partir de juin, quand le mercato informel a commencé », commente le délégué syndical (Sud) Olivier Bertrand. « Ce qui me choque le plus, c’est ceux qui ont crié au loup et qui aujourd’hui se battent pour avoir les postes de pouvoir », renchérit, dégoûté, Jean-Pierre Perrin.

Lui, le « reporter de guerre », a donné sa lettre de départ. Il est un des rares que la direction a essayé de retenir. Laurent Joffrin, son co-gérant François Moulias et Johan Hufnagel l’ont reçu, il a accepté de rester… quelques mois de plus. Patricia Tourancheau, autre historique (quasi trente ans à Libé, elle suivait les affaires criminelles) n’a pas cédé aux supplications. Elle prend son chèque. Tout comme Lorraine Millot, vingt-cinq ans de maison et ex-correspondante à Washington :  « C’est un crève-coeur, raconte celle-ci, mais ils ont tout fait pour écoeurer les gens. Dialogue social : zéro. Gestion du personnel : lamentable, ou plutôt absente [et pour cause : la DRH dans son ensemble est donnée partante, ndrl]. Le climat est abominable et délétère, déliquescent. Outre les ascenseurs en panne, on ne peut plus imprimer faute de cartouches d’encre. Et on est obligé de quémander pour un bloc-notes ou un stylo ! J’ai la sensation d’un immense gâchis ». « On croyait que le plus dur serait pour ceux qui partent, mais ce sera pour ceux qui restent », soupire un journaliste, qui ne savait pas lui-même, deux jours avant, s’il en serait.

“On a beaucoup de mal à se projeter dans l’avenir.”- Johan Hufnagel

Impossible en fait de savoir le nombre définitif de ceux qui partiront. La direction aurait aimé que tout soit bouclé d’ici fin décembre, pour pouvoir, enfin, organiser la suite. Mais l’incertitude va durer : deux à trois semaines sont nécessaires pour la validation du plan par l’inspection du travail, les partants ont ensuite un délai de rétractation de vingt-et-un jours. Libé ne devrait pas y voir clair avant mi-janvier. « C’est très long et donc difficilement gérable, confirme Johan Hufnagel. On a beaucoup de mal à se projeter dans l’avenir. »  Tout est suspendu, y compris le choix du lieu qui hébergera les troupes, après le déménagement prévu fin juin.

Passée cette période de transition éprouvante, que se passera t-il ? Chacun est conscient que Libération, avec un tiers des effectifs en moins, ne sera plus le même journal. Il va falloir redonner envie au lecteur, sur le papier comme sur le web. Répondre sans (trop) se tromper aux questions qui secouent la presse. Re-demander sans doute de l’argent aux actionnaires – essentiellement à Patrick Drahi, PDG d’Altice – qui ont déjà déboursé 18 millions d’euros pour renflouer le journal, et viennent de remettre au pot pour financer le plan social…

La quinzaine d’embauches d’ores et dejà prévues ne compensera évidemment pas les départs. « C'est au moins l'occasion de réfléchir vraiment à une une réorganisation du travail, le challenge est plutôt excitant ! »  assure Sybille Vincendon. Les rédactions web/print sont fusionnées, les services démantelés. Le journal va être réorganisé en six grands pôles, dont les responsables sont en cours de nomination : Pouvoir (Grégoire Biseau ?), Planète/Monde (Marc Semo), Culture (Elisabeth Franck-Dumas), Idées (Cécile Daumas), Tendances (Sabrina Champenois) et Futur (Christophe Alix ? Jean-Christophe Féraud ? Un(e) autre ?).

Des équipes resserrées, pour une couverture resserée : la priorité est donnée au numérique, la pagination du journal va baisser. La nouvelle formule est prévue fin mars 2015. « Je préfère parler de nouvelle offre papier, corrige Johan Hufnagel. Les articles “chauds”, environ un quart du journal, seront directement repris du site ». Les autres papiers n'aborderont plus comme avant tous les champs de l'actualité, se voudront plus pointus, anglés, les pages débats « feront parler des gens qu'on n'entend pas »...  La refonte de l’offre numérique (site, mobile…) est elle programmée fin juin.

“Quand on demande ce qu’est le projet éditorial, on nous dit ‘ça dépend de qui va rester’...”- Olivier Bertrand

Mais dans les détails, tout semble encore bien flou pour la rédaction : le binôme Joffrin/Hufnagel ne convainc pas. « Ils ne se parlent pas, Hufnagel est submergé, Joffrin parait très peu investi », entend-on partout. « Au CE, quand on demande ce qu’est le projet éditorial, on nous dit “ça dépend de qui va rester”, soupire Olivier Bertrand. Si par exemple il n’y avait plus personne sur le logement, on ne parlerait plus logement ? »

Les « restants » sont plutôt jeunes, comprendre moins de quarante ans. « Le risque, c’est la perte d’expertise, d’écriture, de personnalité », analyse Sybille Vincendon. L’avantage, c’est évidemment plus de souplesse et une plus grande compatibilité avec le web. « Une nouvelle génération arrive aux commandes, un peu comme en 2006 après le départ de Serge July, commente Lilian Alemagna, journaliste et nouveau gérant de la Société civile des personnels de Libération (SCPL). Une nouvelle page de Libé s’ouvre, et c’est nous qui allons l’écrire ! »

Dans son mail d’adieu, le journaliste culture Olivier Seguret écrivait joliment : « Profitez de la page blanche. Ne portez pas le poids du désastre et des départs. Libé s'est construit sur une idée neuve... Soyez fidèles à cette idée : oubliez-nous ! »

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