
Le rêve d’une « coopérative mondiale », qui hante les militants libertaires depuis des décennies, a refait surface début 2014 en Catalogne, au sein de la Cooperativa catalana integral (CCI), un réseau regroupant des coopératives de production, des squats et des associations écologistes et altermondialistes. L’objectif, ambitieux, est de « créer un outil révolutionnaire pour construire une autre économie mondiale » en s’inspirant des principes « des communautés peer-to-peer, du coopérativisme ouvert et l’éthique des hackers ». Pour parvenir à un tel résultat fonctionnant sur le plan mondial, le fondateur du mouvement, Enric Duran, 38 ans, incite les associations alternatives d’autres régions d’Europe à se regrouper sur le modèle de la CCI, puis à se fédérer au sein d’un réseau d’échange et d’entraide baptisé Fair Coop.
Il emprunte 492 000 euros et refuse de rembourser
Jusqu’à une date récente, les coopératives à vocation « révolutionnaire » étaient cependant minées par une faiblesse fondamentale : elles utilisaient les monnaies officielles, contrôlées par les Etats et les banques. Une première fois, Enric Duran a tenté de surmonter ce paradoxe, à sa façon. En 2008, il a emprunté 492 000 euros à diverses banques pour les donner à des associations militantes et financer un journal. Puis il a annoncé qu’il n’avait pas l’intention de rembourser les prêts. Un coup d’éclat qui lui a valu le surnom de Robin des banques mais aussi une inculpation, un mandat d’arrêt et un procès par contumace.

Depuis 2013, pour échapper à la justice, Enric Duran vit dans la clandestinité : « Je ne participe à aucun événement public, je travaille uniquement sur Internet. » Il indique simplement qu’il circule à travers l’Europe. Quelle que soit l’issue de son affaire judiciaire, il a compris que désormais, il doit trouver des modes de financement moins aventureux.
La quête d’une monnaie éthique
Or, depuis l’avènement du bitcoin, la donne a changé. Aujourd’hui, un geek un peu doué peut créer sur Internet sa propre cryptomonnaie, en s’inspirant des algorithmes inventés pour le bitcoin. Pour Enric Duran et ses amis, une évidence s’impose : Fair Coop doit posséder sa propre monnaie.
Pourtant, il n’est pas question d’adopter le bitcoin, qui possède selon eux plusieurs défauts rédhibitoires. D’une part, pour résoudre les équations permettant de « miner » (créer) des bitcoins, il faut posséder une grande quantité d’ordinateurs très puissants et très chers. D’autre part, le « minage » consomme beaucoup d’électricité. Enfin, les premiers arrivés dans le système bitcoin profitent à présent de la montée du cours pour s’enrichir sans rien faire, comme des rentiers.
Enric part donc à la recherche d’un instrument plus « éthique ». Au printemps 2014, il tombe sur une cryptomonnaie au nom séduisant : le faircoin, une déclinaison du peercoin, une autre monnaie circulant sur Internet.
Comme le bitcoin, le faircoin existe grâce à une « blockchain », un registre centralisé où toutes les transactions sont inscrites et stockées. La blockchain est librement consultable, mais les possesseurs de faircoins sont anonymes. En revanche, contrairement aux bitcoins, le minage de faircoins par résolution d’équations est marginal. Le créateur originel du faircoin, qui est resté anonyme, a mis en place un système moins coûteux et plus égalitaire. Il en a émis 50 millions en une fois, en mars 2014, et les a distribués gratuitement, pendant trois jours, aux internautes qui avaient ouvert un portefeuille sur son site.
Dès lors, il a suffi à ces derniers de conserver leurs faircoins pendant vingt et un jours pour en recevoir automatiquement de nouveaux, en proportion de leur capital initial. Les intérêts cumulés sont de 6 % la première année, 3 % la deuxième et 1,5 % les années suivantes. Le nombre de faircoins n’est pas plafonné, ce qui ouvre des possibilités infinies.
Récupérer une monnaie effondrée
Malheureusement, le père fondateur du faircoin s’est avéré moins « éthique » que prévu. En six semaines, grâce à diverses manœuvres, il a réussi à faire monter artificiellement le cours de sa monnaie. Puis, un beau jour, il a échangé ses faircoins contre des bitcoins et a disparu. Aussitôt, le cours s’est effondré, pour approcher de zéro, et les petits spéculateurs ont découvert qu’ils ont été dupés.
Enric Duran est alors arrivé avec un nouveau projet, proposant à la communauté orpheline de prendre collectivement le contrôle de cette monnaie sinistrée et de la mettre au service de Fair Coop.
Très vite, quelques détenteurs se laissent convaincre. Parmi eux, Thomas König, un consultant informatique âgé de 45 ans, habitant Dornbirn, une petite ville autrichienne. Thomas se porte volontaire pour reprendre bénévolement la gestion de la blockchain : « J’ai analysé intégralement le code source du logiciel. J’ai découvert des défauts de conception et des failles de sécurité, que j’ai réparées. J’ai ajouté de nouvelles fonctions au portefeuille, et j’ai créé un outil d’exploration de la blockchain. » Il s’occupe aussi du site web et des forums de discussion.
Pour amorcer la reconversion, Thomas König et d’autres possesseurs de faircoins ont décidé de faire don de leurs portefeuilles à Fair Coop. Parallèlement, Enric Duran a lancé une opération de financement participatif : des sympathisants lui envoient des euros et des bitcoins, qu’il utilise pour racheter les faircoins aux détenteurs ayant refusé de lui en faire cadeau. Fin novembre, alors qu’un faircoin valait 0,26 centimes d'euro, Fair Coop contrôlait environ la moitié des faircoins en circulation.
Grâce à ce trésor, Enric Duran va maintenant passer à la deuxième étape : l’instauration d’un système de « Fair Credit ». Il va distribuer gratuitement des lots de faircoins à des entreprises et associations ayant vocation à rejoindre Fair Coop. Les bénéficiaires devront conserver ce capital social, qui prendra de la valeur à mesure qu’elles développeront leur production de biens et services. Le faircoin pourra alors servir de collatéral pour un système de prêts.
« Créer une économie symbiotique »
La coopérative n’est pas encore opérationnelle mais elle a déjà attiré quelques centaines de militants de différents pays. Les « conseils provisoires » chargés de coordonner ses activités sont animés par des personnalités reconnues de la mouvance alternative. On y trouve notamment Michel Bauwens, 55 ans, un Belge installé en Thaïlande, directeur de la fondation P2P, un centre de recherche basé à Amsterdam qui a pour mission de promouvoir les échanges peer-to-peer et les licences libres dans tous les secteurs économiques.
Fair Coop peut aussi compter sur la participation de la juriste Primavera de Filippi, chercheuse à l’université Harvard de Boston, qui étudie l’impact juridique et social des cryptomonnaies et des systèmes de gouvernance pilotés par des algorithmes. Elle envisage de créer un réseau Fair Coop à Boston.
En France, Fair Coop a recruté Etienne Hayem, 30 ans, créateur du symba, nouvelle monnaie locale alternative soutenue par la région Ile-de-France. Le symba servira à aider les PME impliquées dans l’économie équitable, auxquelles les banques refusent de faire crédit. Selon Etienne Hayem, les nouvelles monnaies locales et les cryptomonnaies à vocation mondiale sont les deux branches d’un même mouvement, « la création d’une économie symbiotique qui couple la richesse économique à la richesse écologique et sociale ».
Reste qu’à ce jour, la survie du faircoin repose en grande partie sur l’autrichien Thomas König : « C’est exaltant, je peux enfin mettre mes compétences au service d’une cause noble. Mais d’un autre côté, c’est épuisant. Le faircoin me prend tout mon temps libre, je ne vois plus ma famille. Je ne sais pas combien de temps je vais tenir. » Ce n’est pas encore un appel au secours, mais on devine qu’une aide serait bienvenue.
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