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interview

Repas en prison : «Autrefois, la question “halal ou pas halal” ne se posait pas»

L'anthropologue Dounia Bouzar apporte son éclairage après la décision d'un tribunal administratif obligeant une prison à proposer des menus halal, au nom de la liberté de culte.
par Marie Piquemal
publié le 28 novembre 2013 à 16h01

Les prisons sont-elles tenues de proposer des repas halal aux détenus qui le souhaitent ? Oui, répond le tribunal administratif de Grenoble. Dans une décision du 7 novembre dernier, révélée ce mercredi par France Bleu Isère, la juridiction oblige le directeur de la prison de Saint-Quentin Fallavier (Isère) à servir «régulièrement» de la viande halal dans les cellules, au nom de la liberté d'exercer sa religion. Décryptage avec Dounia Bouzar, anthropologue et spécialiste du fait religieux (1).

Le juge administratif de l’Isère justifie sa décision en invoquant le principe de laïcité qui prévoit que la République garantisse le libre exercice de la religion. Mais la loi de 1905 dit aussi que l’Etat n’a pas à organiser le culte…

Reprenons. L'article 1er dit en effet que «la République assure la liberté de conscience et garantit le libre exercice des cultes». L'article 2 pose, lui, le principe de séparation entre l'Eglise et l'Etat. Ce qui veut dire que l'Etat ne donne plus un centime pour le culte et que l'Eglise ne se mêle plus de politique. Sauf que tout de suite après, l'alinéa 2 prévoit des exceptions. Pour les citoyens en situation d'enfermement, les dépenses liées à l'organisation du culte pourront être prises en charge par l'Etat. C'était par exemple le cas dans les pensionnats. Cela peut l'être aussi dans les hôpitaux aujourd'hui — c'est d'ailleurs le seul endroit où ces questions ne soulèvent pas d'hystérie. Il y a souvent un service d'aumônerie, financé par des associations avec une participation de la direction de l'hôpital. C'est aussi en vertu de cet alinéa 2 que Michèle Alliot-Marie [quand elle était ministre de la Défense, ndlr] avait nommé 40 officiers aumôniers musulmans dans l'armée. Ce sont des fonctionnaires payés pour assurer la liberté de culte dans l'armée. D'ailleurs, la première chose qu'ils ont faite en arrivant, c'est de garantir la possibilité de manger halal.

Cette décision de justice s’inscrit donc dans ce cadre là ?

Oui, même si à ma connaissance, c'est la première fois qu'une juridiction impose à un établissement public de proposer des menus halal. Le juge a interprété l'alinéa 2 de l'article 2 comme une obligation. Un devoir et non une simple possibilité offerte aux directeurs d'établissement public. A mon sens, dans l'esprit de la loi de 1905, l'idée était plutôt de laisser une marge de manœuvre aux institutions publiques. Leur permettre de donner un coup de pouce à certains citoyens enfermés, en participant financièrement à l'exercice du culte, sans se retrouver dans l'illégalité. Ce n'est pas la position du tribunal administratif de l'Isère. C'est peut-être, d'une certaine manière, un contre-coup à l'affaire Baby Loup. Le juge a certainement voulu montrer qu'on applique la loi à tous de la même manière... Mais la subjectivité l'emporte toujours dès qu'il s'agit de légaliser un fait musulman. On se retrouve avec des décisions discriminantes, ou au contraire laxistes. C'est un fait.

Quelles peuvent être les conséquences de cette décision ?

Il va surtout falloir regarder l’application sur le terrain. Comment va gérer l’administration pénitentiaire ? Je m’interroge. D’expérience, je constate que tant que la liberté de culte se pratique de manière individuelle, les choses se passent bien et sans problème. Mais dès qu’il y a du collectif (avec des salles de prières communes ou des repas servis à la cantine…), il devient difficile de garantir la liberté individuelle de chacun. Le collectif exerce des pressions, c’est inévitable. Les autres vous étiquettent, et vous assignent : vous êtes tenus de manger de telle ou telle manière, vous perdez votre libre choix.

Il m’arrive d’intervenir dans des formations auprès d’éducateurs travaillant en centres éducatifs fermés pour mineurs. Quand on évoque la question «halal ou pas halal» je leur conseille de miser sur le poisson et les œufs. C’est d’ailleurs souvent le choix qui est fait dans les cantines scolaires. Ça permet de ne pas rentrer de référence religieuse. Au bout du compte, plus personne ne parle religion et tout le monde mange. Mais je le concède, cette solution est valable dans les établissements ouverts la journée seulement. Pour les détenus incarcérés pendant des années, c’est plus compliqué. Après tout, peut-être que de proposer des menus halal sera une source de bien-être. Ils se sentiront mieux reconnus, et auront envie de respecter les règles. Ce n’est pas exclu, on tâtonne sur ces sujets-là. Mais je ne suis pas sûre que d’obliger par voie de justice un directeur de prison à appliquer telle ou telle solution soit une bonne chose.

Est-ce que demain, comme aujourd'hui pour cette prison, une telle décision pourrait être prise dans les maisons de retraite par exemple ?

Oui, c’est tout à fait possible. Il y a des demandes en tous les cas. Autrefois, la question ne se posait pas. Dans les textes, il est écrit que les fidèles peuvent manger la viande des gens qui croient en Dieu. En France, les musulmans ne mangeaient pas forcément halal, cela ne posait pas de problème. Mais il y a sept ou huit ans, des prédicateurs ont décidé que les Français ne croyaient plus suffisamment en Dieu et que donc leur viande n’était plus bonne. Les premières réclamations ont alors commencé.

(1) Dounia Bouzar vient de publier, chez Albin Michel, «Combattre le harcèlement au travail, et décrypter les mécanismes de discrimination».

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