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Interview

«La présence de la religion est désormais jugée insupportable»

A la lumière de l’affaire Baby-Loup qui cristallise les oppositions depuis quatre ans, les juristes Stéphanie Hennette-Vauchez et Vincent Valentin décrivent une «nouvelle laïcité» moralisatrice et liberticide.
par Sonya Faure
publié le 28 novembre 2014 à 17h46
(mis à jour le 1er décembre 2014 à 12h49)

En 2008, une éducatrice de jeunes enfants est licenciée par la crèche Baby-Loup, une structure associative de droit privé, car elle refuse de quitter son voile islamique. En 2010, la Haute Autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité (Halde) estime que le licenciement est discriminatoire. Mais, la même année, les prud’hommes le valident : la crèche Baby-Loup aurait une mission de service public et donc une obligation de neutralité. Commence alors «l’affaire». Quatre ans plus tard, en juin 2014, la Cour de cassation, plus haute juridiction française, tranche en validant le licenciement. On saura à la fin de ce mois si la salariée poursuit son combat devant la Cour européenne des droits de l’homme à Strasbourg.

Stéphanie Hennette-Vauchez, professeure de droit public à Paris-Ouest Nanterre, et Vincent Valentin, son homologue à l'Institut d'études politiques de Rennes, viennent de publier l'Affaire Baby-Loup ou la nouvelle laïcité. Eclairant l'affaire du point du droit, les deux juristes s'inquiètent de l'émergence d'une nouvelle vision de la laïcité, qui serait liberticide.

En moins d’un mois, une femme en burqa a dû quitter l’opéra Bastille, une étudiante en tchador a été prise à partie par un professeur dans un amphi d’Aix-en-Provence et la Fédération française de football s’oppose à ce que des joueuses voilées puissent entrer sur un terrain, contre l’avis de la Fifa… Quel lien entre ces faits divers et au regard de l’affaire Baby-Loup ?

Ils montrent que la présence de la religion est désormais jugée insupportable, indépendamment de tout trouble à l'ordre public ou atteinte à la liberté d'autrui. Pendant quatre ans, l'affaire Baby-Loup a cristallisé le débat autour du droit des personnes privées à exprimer publiquement leurs croyances religieuses. Durant tout le XXe siècle, le principe de laïcité n'avait généré d'obligations qu'à l'égard des seules institutions publiques : c'est l'Etat qui devait rester neutre pour garantir la liberté de conscience des citoyens. Mais depuis une dizaine d'années, une autre vision de la laïcité se dessine, y compris dans le champ juridique qui nous intéresse : celle-ci tend à imposer l'obligation de neutralité aux personnes privées. Ça change le sens profond de la laïcité et c'est ce qu'a révélé l'affaire de la crèche Baby-Loup.

C’est ce que vous appelez la «nouvelle laïcité». Comment la définir ?

Alors que la laïcité définie par la loi de 1905 garantit la liberté religieuse, la «nouvelle laïcité» est dans une logique de contrôle. Elle veut neutraliser tout ce qui, dans le religieux, différencie, singularise. On mobilise la laïcité pour aseptiser le religieux, perçu comme un microbe qui corrompt le vivre-ensemble. Les citoyens devraient renoncer à la part d’eux qui n’est pas commune, dès lors qu’ils entrent dans l’espace public. Cette vision large de la laïcité est portée par des personnes de droite comme de gauche. Mais ces défenseurs, qui se réclament de la loi de 1905, sont en réalité en rupture avec elle. Ils la subvertissent, l’inversent. Dans les discours politiques, dans les médias, se répand l’idée, comme une évidence, que la laïcité serait menacée. Comme si la laïcité était un état de la société, et non un devoir pour l’Etat.

Comment ce glissement s’est-il produit ?

La laïcité ne cesse d’élargir son rayon d’action. Avec la loi de 2004 sur l’interdiction des signes religieux dans les écoles publiques, ce sont les usagers, des élèves, qui sont soumis à une obligation de neutralité. Même logique pour la charte de la laïcité dans les services publics, de 2007. Puis l’idée est venue de soumettre à l’obligation de neutralité toute personne collaborant à un service public. Certains ont tenté de définir des «participants» au service public, les accompagnateurs de sorties scolaires par exemple. D’autres ont voulu que la laïcité s’étende aux entreprises privées obtenant un marché public. Pour l’instant, ces tentatives n’ont pas abouti. En 2010, avec l’interdiction de la burqa dans l’espace public, on a défini pour la première fois la rue, en droit, comme «espace public». Enfin, le jour même où a été rendu l’arrêt Baby-Loup, une autre décision est passée inaperçue, pourtant beaucoup plus importante : selon l’arrêt CPAM (Sécurité sociale) de Seine-Saint-Denis, un salarié de droit privé peut être soumis à une obligation de neutralité religieuse, dès lors qu’il est employé par un organisme chargé d’une mission de service public. C’est une fissure incroyable dans la loi de 1905. Les éboueurs de Veolia vont-ils tous devoir être soumis au devoir de neutralité ?

Ces défenseurs de la nouvelle laïcité confondraient, selon vous, laïcité et sécularisation…

On entend souvent : «La religion doit rester une affaire purement privée.» Or, ce n'est pas du tout l'esprit de la loi de 1905. Encore une fois, ce que dit cette loi depuis un siècle, c'est que la religion ne doit pas être une affaire d'Etat. Le projet politique, républicain, de la nouvelle laïcité cherche à créer un espace commun, une société pacifiée. Mais il lui faut alors une société laïque - plus seulement un Etat laïc. Voire une société athée.

Une société peut très bien décider que le voile lui est insupportable. Mais ce qui nous semble dangereux, c’est d’utiliser et de dévoyer la laïcité dans ce combat. C’est faire fi de multiples principes de droit, mettre en danger une certaine idée de la République et des libertés individuelles. Au nom de cet objectif, qu’on peut estimer légitime, on fait dire n’importe quoi au droit.

Ce serait, selon vous, liberticide ?

Au XXe siècle, le principe juridique de la laïcité garantissait une liberté : celle de croire ou de ne pas croire. Aujourd'hui, les partisans de la nouvelle laïcité veulent imposer des restrictions. Ils défendent non pas un droit mais une culture, une certaine manière d'être. On touche déjà à la manière de s'habiller, pourquoi pas bientôt à la manière de manger, ou autre ? On l'a bien vu avec la loi du 11 octobre 2010 interdisant la dissimulation du visage dans l'espace public [dite anti-burqa, ndlr]. Le gouvernement a retardé de six mois l'entrée en vigueur de sa loi pour préparer les citoyens à travers une campagne : «La République se vit à visage découvert.» Une sorte de catéchisme républicain. Derrière la défense de la laïcité, c'est un moralisme national, républicain, politique qui se dessine. Depuis cette loi, 700 femmes ont été condamnées, notamment à des stages de citoyenneté. Ça veut dire que, par hypothèse, les femmes qui portent une burqa sont au mieux de mauvaises citoyennes, ou pire des non-citoyennes. C'est excluant. On assiste à une extension inédite du champ de l'intervention publique. La religion devient en fait une affaire publique !

Vous sublimez la loi de 1905, mais à l’origine, était-elle si libérale que ça ?

En 1905, le climat était violemment anticlérical, pas antireligieux. Il y avait un conflit entre la République française et les instances de l’Eglise catholique, mais pas contre les chrétiens. C’est d’ailleurs ce qui a permis à cette loi de devenir réellement une loi libérale, comme l’a montré l’historien Jean Baubérot (1).

Vous estimez que ces débats autour de la religion reconfigurent aussi la conception de «l’ordre public». Pourquoi ?

Toute société organise des restrictions aux libertés. Traditionnellement, le droit a considéré que c’était la notion d’ordre public qui permettait de les limiter : le juge devait évaluer de manière concrète en quoi il y avait trouble matériel, tangible, à l’ordre public, risquant de porter atteinte à la liberté ou au bien d’autrui (tapage nocturne, exhibitionnisme, etc.) Mais depuis vingt ans, un ordre public immatériel, symbolique, est apparu en droit. La nouveauté est de dire qu’il y a des valeurs abstraites qui justifient, elles aussi, une restriction de la liberté. On n’interdit pas à une femme de porter la burqa parce que son attitude a créé un attroupement de tant de personnes à tel coin de rue. On lui interdit quels que soit l’heure et le lieu (public) car sa burqa représente en soi un trouble. On limite les libertés au nom de valeurs.

Mais cette dimension morale de trouble à l’ordre public a toujours existé…

Bien sûr, la morale existe déjà dans la loi quand on parle de «bonne mœurs», et c’est la morale qui a permis de valider la fermeture de maisons closes, l’interdiction de matchs de boxe ou de films érotiques. Mais on se félicite justement d’avoir progressivement rompu avec ce genre de décisions et voilà qu’une nouvelle «panique morale», pour reprendre l’expression du philosophe Ruwen Ogien, nous pousse à retomber dans ces travers.

Revenons à Baby-Loup. La décision finale de la Cour de cassation peut-elle bouleverser la laïcité à la française ?

Paradoxalement, non. Le licenciement de l’éducatrice voilée est validé, mais la décision est très circonstanciée. A l’arrivée, la Cour de cassation a refusé de fonder sa décision sur le principe de laïcité. Si Baby-Loup a pu licencier sa salariée, c’est au nom de la liberté de conscience des enfants et parce que son règlement intérieur le permettait. Avec cette décision, l’entreprise privée a gagné le droit de s’organiser pour imposer la neutralité religieuse à ses salariés, dans certaines conditions. Le texte ne méritait pas les cris de joie poussés par les partisans de la nouvelle laïcité. L’affaire Baby-Loup est intéressante car elle révèle que le prisme espace privé-espace public ne permet plus de répondre de manière satisfaisante à ces questions. Bien souvent, des choix privés de l’individu demandent, pour avoir un sens, de trouver une forme de reconnaissance dans l’espace social. Par exemple, le changement de sexe : il n’y a pas plus intime, et pourtant, ça n’a aucun sens si l’Etat n’accepte pas de modifier l’état civil de la personne. Pourquoi ne pas réfléchir de la même manière au fait religieux ? Quel est l’espace de reconnaissance social de ce choix intime ? Ce qui est sûr, c’est que le principe de laïcité n’est pas le bon moyen juridique pour répondre à ces questions.

(1) «La Laïcité falsifiée» (La Découverte).

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