
ÉCONOMIE - Gagner un prix Nobel est un formidable accélérateur de médiatisation. Encore faut-il le désirer... On l'a vu samedi lors de la conférence de presse de Patrick Modiano, lauréat du Nobel de littérature, certains préfèrent l'ombre à la lumière. Mais dans le cas de Jean Tirole, recevant son Nobel d'économie dimanche, cette récompense est surtout l'occasion de diffuser ses idées dans l'esprit de ceux qui gouvernent.
Il recevra son prix mercredi des mains du roi de Suède. En conférence de presse à Stockholm dimanche 07 décembre, Jean Tirole a estimé que la France doit suivre les exemples allemand et suédois.
Le 16 octobre dernier, soit trois jours après l'annonce de son prix, l'économiste se disait prêt à mettre sa nouvelle notoriété au service de la France. Il n'ira pas jusqu'à intégrer un cabinet à Bercy, mais simplement en "donnant des conseils". "Il faut savoir rester à sa place. Je suis chercheur", répondait l'économiste troyen au Figaro. Mais Jean Tirole assume volontiers sa nouvelle dimension. À peine primé, il faisait déjà part d'un message clair: "Il faut faire des réformes. Et vite! Sans quoi, on va droit dans le mur". Son cheval de bataille? La réforme du travail pour mettre fin au chômage de longue durée. Pour cela, il prône l'union nationale.
"Je lance des idées comme mes collègues, j'espère qu'elles seront utilisées à un moment ou à un autre", a-t-il lancé sur Europe 1 quelques minutes après avoir reçu son Nobel. Ses déclarations ont d'ailleurs rencontré un certain écho fin octobre, en pleine polémique sur une éventuelle réforme de l'assurance chômage.
Salué par Paris par Matignon et l'Elysée, Jean Tirole n’a pourtant pas toujours été écouté par les gouvernements successifs. Il a d'ailleurs longtemps plaidé pour une réforme du marché de l’emploi, dont il qualifie la situation actuelle d’assez "catastrophique". "Il y a un grand potentiel en France. Mais le pays doit se moderniser, entreprendre de nombreuses réformes et réduire sa dette publique, entre autres choses", a-t-il ajouté le 13 octobre lors d’une conférence de presse improvisée à la Toulouse School of Economics qu’il dirige.
Le gouvernement félicite, mais ne commente pas
Le Premier ministre, Manuel Valls, s'est contenté de féliciter le lauréat, mais ne commente pas son travail. Le chef du gouvernement, en marge d’un déplacement à Créteil, a préféré déclarer: "en quelques jours, on a eu deux prix Nobel. Ceux qui critiquent en permanence la France, qui sont dans ce 'France bashing' insupportable, c’est une belle leçon qui vient d‘être encore donnée." La récompense de Jean Tirole incitera peut-être le gouvernement français à se pencher, à son tour, sur son travail.
Entre Thomas Piketty et Esther Duflo, la vague des économistes stars de la "french touch" pousse en tous cas Jean Tirole à réclamer sa part du gâteau. Le premier est auteur du best-seller "Le Capital au XXIe siècle", longtemps resté à la tête des ventes sur Amazon au printemps dernier. Ses ventes atteignaient, fin août, les 150.000 exemplaires en France et les 450.000 aux Etats-Unis et dans le reste du monde anglophone. Un record pour un essai économique, écrit par un Français de surcroît.
Esther Duflo est quant à elle professeur d'économie du développement au MIT (Massachusetts Institute of Technology), mais aussi titulaire d'une chaire au Collège de France. Très en vue, elle a obtenu de nombreuses récompenses, dont en 2010 la médaille John Bates Clark distinguant les économistes de moins de 40 ans. C'est une sorte de préalable au prix Nobel d'économie. Elle fait également partie du Global Development Council, le comité chargé de conseiller Barack Obama sur le développement mondial.
Tirole doit-il être plus écouté ?
Si Jean Tirole fait désormais partie de ce club médiatique, il faut souligner qu'il était dans la short-list du Nobel depuis plusieurs années déjà. Alors, injuste de le découvrir seulement aujourd'hui ? Au Monde il assure que sa victoire a été pour lui aussi une surprise. "Si cette rumeur existe depuis longtemps, ce n’était qu’une rumeur… Là, je dois avouer que j’en suis resté sans voix lorsque j’ai décroché le téléphone. C’en était presque gênant." Et forcément, cette nouvelle notoriété attire vers lui les questions sur les politiques à mener. La première question à laquelle il a dû répondre était de savoir s’il fallait démanteler... Google. Rien que ça !
"Le danger est de répondre sur des sujets que l’on n’a pas étudiés soigneusement, ce que je ferai sans doute mais que je voudrais éviter autant que possible", commente-t-il. "Chaque secteur, chaque acteur et chaque domaine de la vie économique est un cas particulier qui exige que l’on en étudie le fonctionnement avant de se prononcer. Prix Nobel ou pas, et malgré la pression médiatique".
Pour lui, cela peut être "regrettable" que les avis des économistes ne soient pas souvent suivis. Jean Tirole a confié que ses recherches n'avaient été reprises que deux fois par les décideurs politiques. La Commission européenne a utilisé ses théories sur les brevets et licences dans le domaine de la propriété intellectuelle, l’autre les cartes de paiement. Mais "il faut aussi que les décideurs s’approprient les idées. Si mes travaux ont de l’influence même dans le long terme, c’est déjà très gratifiant !"